Important, magistral : les recettes du totalitarisme _suite.
Des modérés qui par idéologie et méfiance de tout pouvoir organisent leur
incapacité à agir. Se garder de se confronter au pouvoir réel pour garder la
pureté de la théorie, de l’idéologie. L’échec inévitable dans ces conditions
expliqué par les complots des ennemis malfaisants. Refus de réformes
graduelles, volonté de changer toute la société selon l’idéologie.
Commentaire Positiviste ; les idées
métaphysiques ne pouvaient servie qu’ à détruire l’ordre social existant,
condamné. Mais « Ce qui est né pour détruire est impropre à fonder »
(Plan des travaux scientifiques)
Une assemblée qui refuse le
pouvoir
Ordinairement, dans une assemblée
toute-puissante, quand un parti prend l’ascendant et groupe autour de lui la
majorité, il fournit le ministère, et cela suffit pour lui donner ou lui rendre
quelque lueur de bon sens. Car ses conducteurs, ayant en main le gouvernement,
en deviennent responsables, et, lorsqu’ils proposent ou acceptent une loi, ils
sont obligés d’en prévoir l’effet. Rarement un ministre de la guerre ou de la
marine acceptera un code militaire qui établira la désobéissance permanente
dans l’armée ou dans la flotte. Rarement un ministre des finances proposera des
dépenses auxquelles les recettes ne peuvent suffire, ou un système de
perception par lequel l’impôt ne rentrera pas. Placés au centre des
informations, avertis jour par jour et en détail, entourés de conseillers
experts et de commis spéciaux, les chefs de la majorité, qui deviennent ainsi
les chefs de l’administration, passent tout de suite de la théorie à la
pratique, et il faut que les fumées de la politique spéculative soient bien épaisses
dans leur cervelle pour en exclure les lumières multipliées que l’expérience y
darde à chaque instant. Mettez le théoricien le plus décidé à la barre d’un
navire : quelle que soit la raideur de ses principes ou de ses préjugés,
jamais, s’il n’est aveugle ou contraint par des aveugles, il ne s’obstinera à
gouverner toujours à gauche ou toujours à droite. Effectivement, après le voyage de Varennes, lorsque
l’Assemblée, maîtresse du pouvoir exécutif, commandera directement aux
ministres, elle reconnaîtra elle-même que sa machine constitutionnelle ne
fonctionne que pour détruire, et ce sont les principaux révolutionnaires,
Barnave, Duport, les Lameth, Le Chapelier, Touret , qui entreprendront d’en corriger le
mécanisme pour en modérer les chocs. Mais cette source d’instruction et de
raison à laquelle ils viendront puiser un instant, malgré eux et trop tard, ils
se la sont fermée dès l’origine. Le 6 novembre 1789, par respect des principes
et par crainte de la corruption, l’Assemblée a déclaré qu’aucun de ses membres
ne pourrait devenir ministre. La voilà privée de tous les enseignements que
fournit le maniement direct des choses, livrée sans contrepoids à tous les
entraînements de la théorie, réduite
par son propre arrêt à n’être qu’une académie de législation.
Complotisme, délation, Terreur.
Bien pis, et par un autre effet de la même
faute, elle s’est condamnée aux transes perpétuelles. Car, ayant laissé entre
des mains tièdes ou suspectes ce pouvoir qu’elle n’a pas voulu prendre, elle
est toujours inquiète, et ses décrets portent l’empreinte
uniforme, non seulement de l’ignorance volontaire où elle se confine, mais
encore des craintes exagérées ou chimériques dans lesquelles elle vit. —
Imaginez dans un navire une société d’avocats, littérateurs et autres
passagers, qui, soutenus par une insurrection de l’équipage mal nourri, se sont
arrogé l’autorité suprême, mais refusent de choisir parmi eux le pilote et
l’officier de quart. L’ancien capitaine continue à les désigner ; par pudeur et
comme il est bon homme, on lui a laissé son titre, et on le garde pour
transmettre les ordres. Tant pis pour lui quand ces ordres sont absurdes ; s’il
y résiste, une nouvelle émeute lui arrache son consentement, et, même quand ils
sont inexécutables, il répond de leur exécution. Cependant, dans une chambre de
l’entrepont, loin du gouvernail et de la boussole, notre club d’amateurs
disserte sur l’équilibre des corps flottants, décrète un système nouveau de
navigation, fait jeter tout le lest, déployer toutes les voiles, et s’étonne de
voir le navire tomber sur le flanc. Evidemment l’officier de quart et le pilote
ont mal fait la manœuvre. On les renvoie, d’autres les remplacent, et le
navire, qui penche toujours davantage, commence à faire eau de toutes parts.
Pour le coup, c’est la faute du capitaine et de l’ancien état-major ; à tout le
moins ils manquent de bonne volonté ; un
si beau système de navigation devait réussir tout seul ; s’il échoue, c’est
qu’on y met obstacle. Bien
certainement, parmi ces gens de l’ancien régime, il y a des traîtres qui aiment
mieux tout abîmer que se soumettre ; ce sont des ennemis publics et des
monstres ; il faut les désarmer, les surveiller, les saisir et les punir. —
Tel est le raisonnement de l’Assemblée. Evidemment, pour la rassurer, il eût
suffi que le ministre de l’intérieur désigné par elle fît venir tous les matins
à son hôtel le lieutenant de police nommé par lui. Mais, par son propre décret,
elle s’est privée de cette ressource si simple, et n’a d’autre expédient que
d’instituer un Comité de recherches,
pour découvrir les crimes « de lèse-nation
» ; rien de plus vague qu’un tel mot, rien de plus malfaisant qu’une
institution pareille. – Renouvelé tous
les mois, dépourvu d’agents spéciaux, composé de députés crédules et novices,
ce Comité, qui doit faire l’office d’un Lenoir ou d’un Fouché, supplée à
son incapacité par sa violence, et ses procédés sont déjà ceux de l’inquisition
jacobine . Alarmiste et soupçonneux, il provoque à la délation, et, faute de
trouver des complots, il en invente. Pour lui, les velléités sont des actes
et les projets flottants deviennent des attentats commis. Sur la dénonciation
d’un domestique qui a écouté aux portes, sur les commérages d’une blanchisseuse
qui a ramassé un papier dans la poche d’un peignoir, sur une lettre interprétée
à faux, sur des indices vagues qu’il complète et relie à force d’imagination,
il forge un coup d’État, il fait des interrogatoires, des visites
domiciliaires, des descentes nocturnes, des arrestations , il exagère, noircit, et vient en séance
publique dénoncer le tout à l’Assemblée nationale. C’est d’abord le complot de
la noblesse bretonne pour livrer Brest aux Anglais , puis le complot des brigands soldés pour
détruire les moissons, puis le complot du 14 juillet pour brûler Paris, puis le
complot de Favras pour tuer La Fayette, Necker et Bailly, puis le complot
d’Augeard pour enlever le roi, puis d’autres, de semaine en semaine, sans
compter ceux qui pullulent dans la cervelle des journalistes et que Desmoulins,
Fréron, Marat, révèlent à coups de trompette dans chacun de leurs numéros…
Faute d’avoir mis la main sur le ressort
moteur qui lui permettrait de diriger la machine, elle se défie de tous les
rouages anciens et de tous les rouages nouveaux. Les anciens lui semblent un
obstacle, et, au lieu de les utiliser, elle les brise un à un, parlements,
états provinciaux, ordres religieux, église, noblesse et royauté. Les nouveaux lui sont suspects, et, au lieu
de les accorder, elle les déconcerte d’avance, pouvoir exécutif, pouvoirs
administratifs, pouvoirs judiciaires, police, gendarmerie, armée . Grâce à ces précautions, aucun d’eux ne
pourra être retourné contre elle ; mais aussi, grâce à ces précautions, aucun
d’eux ne pourra faire son office. — Pour bâtir comme pour détruire, elle a
eu deux mauvaises conseillères, d’une part la peur, d’autre part la théorie ;
et, sur les ruines de la vieille machine
qu’elle a démolie sans discernement, la machine nouvelle qu’elle a construite
sans prévoyance ne marchera que pour s’effondrer.
Pas de réformisme ! Reconstruire toute la
société à partir du Contrat Social !
Il y avait, dans la structure de
l’ancienne société, deux vices fondamentaux qui appelaient deux réformes
principales . En premier lieu, les
privilégiés ayant cessé de rendre les services dont leurs avantages étaient le
salaire, leur privilège n’était plus qu’une charge gratuite mise sur une partie
de la nation au profit de l’autre : il fallait donc le supprimer. En second
lieu, le gouvernement, étant absolu, usait de la chose publique comme de sa
chose privée, avec arbitraire et gaspillage : il fallait donc lui
imposer un contrôle efficace et régulier. Rendre tous les citoyens égaux devant
l’impôt, remettre la bourse des contribuables aux mains de leurs représentants,
telle était la double opération qu’il fallait exécuter en 1789, et les
privilégiés comme le roi s’y prêtaient sans résistance. — Non seulement,
là-dessus, les cahiers de la noblesse et du clergé étaient unanimes, mais
encore, par sa déclaration du 23 juin 1789, le monarque lui-même décrétait les
deux articles. — Désormais tout impôt ou emprunt subordonné au consentement des
États Généraux ; ce consentement renouvelé à chaque tenue nouvelle des États ;
le budget publié chaque année, discuté, fixé, distribué, voté et vérifié par
les États ; nul arbitraire dans sa répartition ni dans son emploi ; des
allocations distinctes pour tous les services distincts, y compris la maison du
roi ; dans chaque province ou généralité, une assemblée provinciale élue,
composée pour la moitié d’ecclésiastiques et de nobles et pour l’autre moitié
de membres du Tiers, répartissant les taxes générales, gérant les affaires
locales, décrétant et dirigeant les travaux publics, administrant les hôpitaux,
les prisons, les dépôts de mendicité, et se prolongeant, dans l’intervalle de
ses sessions, par une commission intermédiaire qu’elle choisira elle-même :
voilà, outre le contrôle principal au centre, trente contrôles secondaires aux
extrémités. — Plus d’exemption ni de distinction en fait d’impôt ; abolition de
la corvée pour les chemins ; abolition du droit de franc-fief imposé aux
roturiers ; abolition, moyennant indemnité, des droits de mainmorte ; abolition
des douanes intérieures ; réduction des capitaineries ; adoucissement de la
gabelle et des aides ; transformation de la justice civile trop coûteuse pour
les pauvres, et de la justice criminelle trop dure pour les petits : voilà,
outre la réforme principale qui est le nivellement de l’impôt, le commencement
et l’amorce de l’opération plus complète qui supprimera les dernières entraves
féodales. D’ailleurs, six semaines plus tard, le 4 août, les privilégiés, dans
un élan de générosité, viendront eux-mêmes les rompre ou les dénouer toutes. — Ainsi la double réforme ne rencontrait
point d’obstacles, et, comme Arthur Young le disait à ses amis, « il suffisait,
pour l’adopter, d’un tour de scrutin ».
C’était assez, car, par là, tous les
besoins réels étaient satisfaits….
C’était assez ;
car une société humaine, comme un corps vivant, tombe en convulsions quand on
pratique sur elle des opérations trop grandes ; et celles-ci, quoique limitées,
étaient probablement tout ce que la France, en 1789, pouvait supporter. Répartir équitablement et à nouveau tout
l’impôt direct ou indirect, remanier, refondre et reporter aux frontières tous
les tarifs de douanes, supprimer, par des transactions et avec indemnité, les
droits féodaux et ecclésiastiques, l’opération était immense, aussi complexe
que délicate. On ne pouvait la mener à bien qu’à force d’enquêtes minutieuses,
de calculs vérifiés, de tâtonnements prolongés et de concessions mutuelles
: de nos jours, en Angleterre, il a fallu un quart de siècle pour en accomplir
une moindre, la transformation des dîmes et des droits de manoir, et c’est
aussi le temps qu’il fallait à nos assemblées pour faire leur éducation
politique , pour se désabuser de la
théorie, pour apprendre, au contact des affaires et par l’étude des détails, la
distance qui sépare la spéculation de la pratique, pour découvrir qu’un système
nouveau d’institutions ne fonctionne que par un système nouveau d’habitudes, et
que décréter un système nouveau d’habitudes, c’est vouloir bâtir une vieille
maison. – Telle est pourtant l’œuvre qu’ils entreprennent. Ils rejettent les propositions du roi, les réformes limitées, les
transformations graduelles. Selon eux, leur droit et leur devoir sont de
refaire la société de fond en comble. Ainsi l’ordonne la raison pure qui a
découvert les droits de l’homme et les conditions du contrat social !
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