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jeudi 10 août 2017

Taine _ La Révolution- l’anarchie spontanée_34_ Recettes totalitaires

Important, magistral : les recettes du totalitarisme _suite. Des modérés qui par idéologie et méfiance de tout pouvoir organisent leur incapacité à agir. Se garder de se confronter au pouvoir réel pour garder la pureté de la théorie, de l’idéologie. L’échec inévitable dans ces conditions expliqué par les complots des ennemis malfaisants. Refus de réformes graduelles, volonté de changer toute la société selon l’idéologie.
Commentaire Positiviste ; les idées métaphysiques ne pouvaient servie qu’ à détruire l’ordre social existant, condamné. Mais « Ce qui est né pour détruire est impropre à fonder » (Plan des travaux scientifiques)

Une assemblée qui refuse le pouvoir

Ordinairement, dans une assemblée toute-puissante, quand un parti prend l’ascendant et groupe autour de lui la majorité, il fournit le ministère, et cela suffit pour lui donner ou lui rendre quelque lueur de bon sens. Car ses conducteurs, ayant en main le gouvernement, en deviennent responsables, et, lorsqu’ils proposent ou acceptent une loi, ils sont obligés d’en prévoir l’effet. Rarement un ministre de la guerre ou de la marine acceptera un code militaire qui établira la désobéissance permanente dans l’armée ou dans la flotte. Rarement un ministre des finances proposera des dépenses auxquelles les recettes ne peuvent suffire, ou un système de perception par lequel l’impôt ne rentrera pas. Placés au centre des informations, avertis jour par jour et en détail, entourés de conseillers experts et de commis spéciaux, les chefs de la majorité, qui deviennent ainsi les chefs de l’administration, passent tout de suite de la théorie à la pratique, et il faut que les fumées de la politique spéculative soient bien épaisses dans leur cervelle pour en exclure les lumières multipliées que l’expérience y darde à chaque instant. Mettez le théoricien le plus décidé à la barre d’un navire : quelle que soit la raideur de ses principes ou de ses préjugés, jamais, s’il n’est aveugle ou contraint par des aveugles, il ne s’obstinera à gouverner toujours à gauche ou toujours à droite. Effectivement, après le voyage de Varennes, lorsque l’Assemblée, maîtresse du pouvoir exécutif, commandera directement aux ministres, elle reconnaîtra elle-même que sa machine constitutionnelle ne fonctionne que pour détruire, et ce sont les principaux révolutionnaires, Barnave, Duport, les Lameth, Le Chapelier, Touret  , qui entreprendront d’en corriger le mécanisme pour en modérer les chocs. Mais cette source d’instruction et de raison à laquelle ils viendront puiser un instant, malgré eux et trop tard, ils se la sont fermée dès l’origine. Le 6 novembre 1789, par respect des principes et par crainte de la corruption, l’Assemblée a déclaré qu’aucun de ses membres ne pourrait devenir ministre. La voilà privée de tous les enseignements que fournit le maniement direct des choses, livrée sans contrepoids à tous les entraînements de la théorie, réduite par son propre arrêt à n’être qu’une académie de législation.

Complotisme, délation, Terreur.

Bien pis, et par un autre effet de la même faute, elle s’est condamnée aux transes perpétuelles. Car, ayant laissé entre des mains tièdes ou suspectes ce pouvoir qu’elle n’a pas voulu prendre, elle est toujours inquiète, et ses décrets portent l’empreinte uniforme, non seulement de l’ignorance volontaire où elle se confine, mais encore des craintes exagérées ou chimériques dans lesquelles elle vit. — Imaginez dans un navire une société d’avocats, littérateurs et autres passagers, qui, soutenus par une insurrection de l’équipage mal nourri, se sont arrogé l’autorité suprême, mais refusent de choisir parmi eux le pilote et l’officier de quart. L’ancien capitaine continue à les désigner ; par pudeur et comme il est bon homme, on lui a laissé son titre, et on le garde pour transmettre les ordres. Tant pis pour lui quand ces ordres sont absurdes ; s’il y résiste, une nouvelle émeute lui arrache son consentement, et, même quand ils sont inexécutables, il répond de leur exécution. Cependant, dans une chambre de l’entrepont, loin du gouvernail et de la boussole, notre club d’amateurs disserte sur l’équilibre des corps flottants, décrète un système nouveau de navigation, fait jeter tout le lest, déployer toutes les voiles, et s’étonne de voir le navire tomber sur le flanc. Evidemment l’officier de quart et le pilote ont mal fait la manœuvre. On les renvoie, d’autres les remplacent, et le navire, qui penche toujours davantage, commence à faire eau de toutes parts. Pour le coup, c’est la faute du capitaine et de l’ancien état-major ; à tout le moins ils manquent de bonne volonté ; un si beau système de navigation devait réussir tout seul ; s’il échoue, c’est qu’on y met obstacle. Bien certainement, parmi ces gens de l’ancien régime, il y a des traîtres qui aiment mieux tout abîmer que se soumettre ; ce sont des ennemis publics et des monstres ; il faut les désarmer, les surveiller, les saisir et les punir. — Tel est le raisonnement de l’Assemblée. Evidemment, pour la rassurer, il eût suffi que le ministre de l’intérieur désigné par elle fît venir tous les matins à son hôtel le lieutenant de police nommé par lui. Mais, par son propre décret, elle s’est privée de cette ressource si simple, et n’a d’autre expédient que d’instituer un Comité de recherches, pour découvrir les crimes « de lèse-nation   » ; rien de plus vague qu’un tel mot, rien de plus malfaisant qu’une institution pareille. – Renouvelé tous les mois, dépourvu d’agents spéciaux, composé de députés crédules et novices, ce Comité, qui doit faire l’office d’un Lenoir ou d’un Fouché, supplée à son incapacité par sa violence, et ses procédés sont déjà ceux de l’inquisition jacobine  . Alarmiste et soupçonneux, il provoque à la délation, et, faute de trouver des complots, il en invente. Pour lui, les velléités sont des actes et les projets flottants deviennent des attentats commis. Sur la dénonciation d’un domestique qui a écouté aux portes, sur les commérages d’une blanchisseuse qui a ramassé un papier dans la poche d’un peignoir, sur une lettre interprétée à faux, sur des indices vagues qu’il complète et relie à force d’imagination, il forge un coup d’État, il fait des interrogatoires, des visites domiciliaires, des descentes nocturnes, des arrestations  , il exagère, noircit, et vient en séance publique dénoncer le tout à l’Assemblée nationale. C’est d’abord le complot de la noblesse bretonne pour livrer Brest aux Anglais  , puis le complot des brigands soldés pour détruire les moissons, puis le complot du 14 juillet pour brûler Paris, puis le complot de Favras pour tuer La Fayette, Necker et Bailly, puis le complot d’Augeard pour enlever le roi, puis d’autres, de semaine en semaine, sans compter ceux qui pullulent dans la cervelle des journalistes et que Desmoulins, Fréron, Marat, révèlent à coups de trompette dans chacun de leurs numéros…
Faute d’avoir mis la main sur le ressort moteur qui lui permettrait de diriger la machine, elle se défie de tous les rouages anciens et de tous les rouages nouveaux. Les anciens lui semblent un obstacle, et, au lieu de les utiliser, elle les brise un à un, parlements, états provinciaux, ordres religieux, église, noblesse et royauté. Les nouveaux lui sont suspects, et, au lieu de les accorder, elle les déconcerte d’avance, pouvoir exécutif, pouvoirs administratifs, pouvoirs judiciaires, police, gendarmerie, armée  . Grâce à ces précautions, aucun d’eux ne pourra être retourné contre elle ; mais aussi, grâce à ces précautions, aucun d’eux ne pourra faire son office. — Pour bâtir comme pour détruire, elle a eu deux mauvaises conseillères, d’une part la peur, d’autre part la théorie ; et, sur les ruines de la vieille machine qu’elle a démolie sans discernement, la machine nouvelle qu’elle a construite sans prévoyance ne marchera que pour s’effondrer.

Pas de réformisme ! Reconstruire toute la société à partir du Contrat Social !

Il y avait, dans la structure de l’ancienne société, deux vices fondamentaux qui appelaient deux réformes principales  . En premier lieu, les privilégiés ayant cessé de rendre les services dont leurs avantages étaient le salaire, leur privilège n’était plus qu’une charge gratuite mise sur une partie de la nation au profit de l’autre : il fallait donc le supprimer. En second lieu, le gouvernement, étant absolu, usait de la chose publique comme de sa chose privée, avec arbitraire et gaspillage : il fallait donc lui imposer un contrôle efficace et régulier. Rendre tous les citoyens égaux devant l’impôt, remettre la bourse des contribuables aux mains de leurs représentants, telle était la double opération qu’il fallait exécuter en 1789, et les privilégiés comme le roi s’y prêtaient sans résistance. — Non seulement, là-dessus, les cahiers de la noblesse et du clergé étaient unanimes, mais encore, par sa déclaration du 23 juin 1789, le monarque lui-même décrétait les deux articles. — Désormais tout impôt ou emprunt subordonné au consentement des États Généraux ; ce consentement renouvelé à chaque tenue nouvelle des États ; le budget publié chaque année, discuté, fixé, distribué, voté et vérifié par les États ; nul arbitraire dans sa répartition ni dans son emploi ; des allocations distinctes pour tous les services distincts, y compris la maison du roi ; dans chaque province ou généralité, une assemblée provinciale élue, composée pour la moitié d’ecclésiastiques et de nobles et pour l’autre moitié de membres du Tiers, répartissant les taxes générales, gérant les affaires locales, décrétant et dirigeant les travaux publics, administrant les hôpitaux, les prisons, les dépôts de mendicité, et se prolongeant, dans l’intervalle de ses sessions, par une commission intermédiaire qu’elle choisira elle-même : voilà, outre le contrôle principal au centre, trente contrôles secondaires aux extrémités. — Plus d’exemption ni de distinction en fait d’impôt ; abolition de la corvée pour les chemins ; abolition du droit de franc-fief imposé aux roturiers ; abolition, moyennant indemnité, des droits de mainmorte ; abolition des douanes intérieures ; réduction des capitaineries ; adoucissement de la gabelle et des aides ; transformation de la justice civile trop coûteuse pour les pauvres, et de la justice criminelle trop dure pour les petits : voilà, outre la réforme principale qui est le nivellement de l’impôt, le commencement et l’amorce de l’opération plus complète qui supprimera les dernières entraves féodales. D’ailleurs, six semaines plus tard, le 4 août, les privilégiés, dans un élan de générosité, viendront eux-mêmes les rompre ou les dénouer toutes. — Ainsi la double réforme ne rencontrait point d’obstacles, et, comme Arthur Young le disait à ses amis, « il suffisait, pour l’adopter, d’un tour de scrutin   ».
C’était assez, car, par là, tous les besoins réels étaient satisfaits….

C’était assez ; car une société humaine, comme un corps vivant, tombe en convulsions quand on pratique sur elle des opérations trop grandes ; et celles-ci, quoique limitées, étaient probablement tout ce que la France, en 1789, pouvait supporter. Répartir équitablement et à nouveau tout l’impôt direct ou indirect, remanier, refondre et reporter aux frontières tous les tarifs de douanes, supprimer, par des transactions et avec indemnité, les droits féodaux et ecclésiastiques, l’opération était immense, aussi complexe que délicate. On ne pouvait la mener à bien qu’à force d’enquêtes minutieuses, de calculs vérifiés, de tâtonnements prolongés et de concessions mutuelles : de nos jours, en Angleterre, il a fallu un quart de siècle pour en accomplir une moindre, la transformation des dîmes et des droits de manoir, et c’est aussi le temps qu’il fallait à nos assemblées pour faire leur éducation politique  , pour se désabuser de la théorie, pour apprendre, au contact des affaires et par l’étude des détails, la distance qui sépare la spéculation de la pratique, pour découvrir qu’un système nouveau d’institutions ne fonctionne que par un système nouveau d’habitudes, et que décréter un système nouveau d’habitudes, c’est vouloir bâtir une vieille maison. – Telle est pourtant l’œuvre qu’ils entreprennent. Ils rejettent les propositions du roi, les réformes limitées, les transformations graduelles. Selon eux, leur droit et leur devoir sont de refaire la société de fond en comble. Ainsi l’ordonne la raison pure qui a découvert les droits de l’homme et les conditions du contrat social !


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