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dimanche 20 août 2017

Taine _ La Révolution- Le Gouvernement révolutionnaire_98_ Le Comité de Salut Public sous la Terreur

La Comité de Salut Public sous la Terreur ; Les hommes spéciaux : Robert Lindet, Jeanbon-Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or, Carnot ; Les politiques : Billaud, Robespierre, Collot, Barère ; La Terreur à l’intérieur du Comité de Salut Public : « Ceux-là parmi vous seront des conspirateurs et des contre-révolutionnaires qui ne voudront pas être des bourreaux. »

Les hommes spéciaux : Robert Lindet, Jeanbon-Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or, Carnot,

Quand un homme devient esclave, disait le vieil Homère, les dieux lui ôtent la moitié de son âme ; la même chose arrive quand un homme devient tyran. Dans le pavillon de Flore, à côté et au-dessus de la Convention tombée en servitude, les douze rois qu’elle s’est donnés siègent deux fois par jour, et lui commandent ainsi qu’à la France  . Bien entendu, pour occuper cette place, ils ont donné des gages ; il n’en est pas un qui ne soit révolutionnaire d’ancienne date, régicide impénitent, fanatique par essence et despote par principes ; mais le vin fumeux de la toute-puissance ne les a pas tous enivrés au même degré. – Trois ou quatre, Robert Lindet, Jeanbon-Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or et Carnot, se cantonnent chacun dans un office utile et secondaire ; cela suffit pour les préserver à demi. Hommes spéciaux et chargés d’un service nécessaire, ils veulent d’abord que ce service soit accompli ; c’est pourquoi ils subordonnent le reste, même les exigences de la théorie et les cris des clubs. Avant tout, il s’agit, pour Lindet, de nourrir les départements qui n’ont pas de blé et les villes qui vont manquer le pain ; pour Prieur, de fabriquer et convoyer des biscuits, de l’eau-de-vie, des habits, des souliers, de la poudre et des armes ; pour Jeanbon, d’équiper des vaisseaux et de discipliner des équipages ; pour Carnot, de dresser des plans de campagne et de diriger des mouvements d’armées : tant de sacs de grains à fournir pour la quinzaine suivante à telle ville et à ramasser dans tels districts ; tant de rations à confectionner dans la semaine et à faire transporter dans le mois à tel endroit de la frontière ; tant de pêcheurs à transformer en artilleurs ou en gabiers et tant de vaisseaux à mettre à flot dans les trois mois ; tant de cavalerie, infanterie, artillerie à faire marcher par tels chemins pour arriver tel jour à tel gué ou à tel col, voilà des combinaisons précises qui purgent l’esprit des phrases dogmatiques, qui rejettent sur l’arrière-plan le jargon révolutionnaire, qui maintiennent un homme dans le bon sens et dans la raison pratique ; d’autant plus que trois d’entre eux, Jeanbon, ancien capitaine de navire marchand, Prieur et Carnot, officiers du génie, sont des gens du métier, et vont sur place pour mettre eux-mêmes la main à l’ouvrage. Jeanbon, toujours en mission sur les côtes, monte un vaisseau dans la flotte qui sort de Brest pour sauver le grand convoi d’Amérique   ; Carnot, à Watignies, impose à Jourdan la manœuvre décisive, et, le fusil à la main, marche avec les colonnes d’assaut  . – Naturellement, ils n’ont point de loisirs pour venir bavarder aux Jacobins ou intriguer dans la Convention : Carnot vit au Comité et dans ses bureaux, ne prend pas le temps d’aller manger avec sa femme, dîne d’un petit pain et d’un carafon de limonade, et travaille seize, dix-huit heures par jour   ; Lindet, surchargé plus que personne, parce que la faim n’attend pas, lit de ses yeux tous les rapports et « y passe les jours et les nuits   » ; Jeanbon, en sabots et carmagnole de laine  , avec un morceau de gros pain et un verre de mauvaise bière, écrit et dicte, jusqu’à ce que, les forces lui manquant, il se jette, pour dormir, sur un matelas étalé par terre. – Naturellement encore, quand on les dérange et qu’on leur casse en main leurs outils, ils ne sont pas contents ; ils savent trop bien le prix d’un bon outil, et, pour le service tels qu’ils le comprennent, il faut des outils efficaces, des employés compétents et laborieux, assidus au bureau, non au club…Cambon  , qui dans son comité des finances est, lui aussi, une sorte de souverain, garde à la trésorerie cinq ou six cents employés qui n’ont pu obtenir leur certificat de civisme et que les Jacobins dénoncent incessamment pour avoir leurs places. Carnot sauve et emploie des ingénieurs éminents, MM. d’Arçon, de Montalembert, d’Obenheim, tous nobles, plusieurs antijacobins, sans compter nombre d’officiers accusés qu’il justifie, replace ou maintient…
Les politiques : Billaud, Robespierre, Collot, Barère

Carnot finit par aveugler son honneur et sa conscience ; intact du reste et bien plus que ses collègues, il subit aussi sa mutilation morale et mentale ; sous la contrainte de son emploi et sous le prestige de sa doctrine, il a réussi à décapiter en lui les deux meilleures facultés humaines, la plus utile, qui est le sens commun, et la plus haute, qui est le sens moral.
Si tel est le ravage dans une âme droite, ferme et saine, quelle sera la dévastation intérieure dans les cœurs gâtés ou faibles, en qui prédominent déjà les mauvais instincts ! – Et notez qu’ils n’ont pas le préservatif de Carnot et des hommes d’affaires, la poursuite d’un objet restreint et manifestement utile. On les appelle « hommes de gouvernement », « révolutionnaires » proprement dits, « gens de la haute main »   : effectivement, ce sont eux qui, avec la conception de l’ensemble, ont la direction de l’ensemble. L’invention, l’organisation et l’application de la terreur leur appartiennent en propre ; ils sont les constructeurs, les régulateurs et les conducteurs de la machine  , les chefs reconnus du parti, de la secte et du gouvernement, surtout Billaud et Robespierre, qui ne vont jamais en mission   et ne lâchent pas un instant la poignée du moteur central ; le premier, politique actif, chargé, avec Collot, de faire marcher les autorités constituées, les districts, les municipalités, les agents nationaux, les comités révolutionnaires et les représentants en mission dans l’intérieur   ; le second, théologien, moraliste, docteur et prédicateur en titre, chargé de régenter la Convention et d’inculquer aux Jacobins les vrais principes ; derrière lui, Couthon, son lieutenant, Saint-Just, son disciple et son exécuteur des hautes œuvres ; au milieu d’eux, Barère, porte-voix du Comité, simple instrument, mais indispensable, commode à la main et toujours prêt à improviser la fanfare que l’on voudra, sur le thème que l’on voudra, en l’honneur du parti qui l’embouche ; au-dessous d’eux, le Comité de Sûreté générale, Vadier, Amar, Voulland, Guffroy, Panis, David, Jagot, et le reste, entrepreneurs, rapporteurs et agents de la proscription universelle. – Leur office a laissé sur eux son empreinte ; on les reconnaît « à leur teint flétri, à leurs yeux caves, ensanglantés » ; l’habitude de l’omnipotence a mis « sur leur front et dans leurs manières je ne sais quoi d’altier et de dédaigneux. Ceux du Comité de Sûreté générale ont quelque chose des anciens lieutenants de police, et ceux du Comité de Salut public, quelque chose des anciens ministres d’État ». – A la Convention, « on brigue l’honneur de leur conversation, l’avantage de leur toucher la main ; on croit lire son devoir sur leurs fronts ». Les jours où quelqu’un de leurs arrêtés doit être converti en décret, « les membres du Comité, le rapporteur, se font attendre, comme les chefs de l’État et les représentants du pouvoir souverain ; lorsqu’ils s’acheminent vers la salle des séances, ils sont précédés d’une poignée de courtisans qui semblent annoncer les maîtres du monde   ». – Effectivement, ils règnent ; mais regardez à quelles conditions.

La Terreur à l’intérieur du Comité de Salut Public : « Ceux-là parmi vous seront des conspirateurs et des contre-révolutionnaires qui ne voudront pas être des bourreaux. »

« Ne réclame pas », disait Barère  , à l’auteur d’un opéra dont la représentation venait d’être suspendue ; « par le temps qui court, il ne faut pas attirer sur soi l’attention publique. Ne sommes-nous pas tous au pied de la guillotine, tous, à commencer par moi ? » Et, vingt ans plus tard, dans une conversation particulière, comme on l’interrogeait sur le but véritable, sur la pensée intime du Comité de Salut public : « Nous n’avions qu’un sentiment, mon cher monsieur, celui de notre conservation, qu’un désir, celui de conserver notre existence, que chacun de nous croyait menacée. On faisait guillotiner son voisin pour que le voisin ne vous fît pas guillotiner vous-même  . » – Même appréhension dans les âmes fermes, quoiqu’elles aient, avec la crainte, des motifs moins bas que la crainte. « Que de fois, dit Carnot, nous entreprenions une œuvre de longue haleine, avec la persuasion qu’il ne nous serait pas permis de l’achever !...
Hérault de Séchelles y était encore (NB dans le Comité de Salut Public), maintenu en place et avec honneur par l’approbation récente de la Convention  , l’un des douze en titre et en fonctions, lorsqu’un arrêté des onze autres l’a pris subitement et livré au tribunal révolutionnaire, pour être remis à l’exécuteur. – A qui le tour maintenant parmi les onze ? Enlevé à l’improviste, aux applaudissements unanimes de la Convention docile, après trois jours de comédie judiciaire, la charrette le mènera sur la place de la Révolution, Samson le liera, les claqueurs à vingt-quatre sous battront des mains, et, le lendemain, tout le peuple politique se félicitera de voir, sur le bulletin des guillotinés, le nom d’un grand traître. À cet effet, pour que tel ou tel, parmi les rois du jour, passe ainsi de l’Almanach national sur la liste mortuaire, il suffit d’une entente entre ses collègues, et peut-être l’entente est faite. Entre qui et contre qui ? – Certainement, à cette pensée, les onze, assis autour de leur table, s’interrogent des yeux, avec un frémissement ; ils calculent les chances, et se souviennent ; des mots qu’on n’oublie pas ont éclaté. Plusieurs fois Carnot a dit à Saint-Just : « Toi et Robespierre, vous visez à la dictature  . » Robespierre a dit à Carnot : « Je t’attends à la première défaite   ». Un autre jour, Robespierre en fureur a crié que « le Comité conspirait contre lui » ; et, se tournant vers Billaud : « Je te connais maintenant. » Billaud a répondu : « Et moi aussi, je te connais comme un contre-révolutionnaire  . » Contre-révolutionnaires et conspirateurs, il y en a donc dans le Comité lui-même ; comment faire pour éviter ce nom qui est une sentence de mort ? – Silencieusement, la figure fatale qui trône au milieu d’eux, l’Êrynnie, par laquelle ils règnent, a rendu son oracle, et tous les cœurs l’entendent : « Ceux-là parmi vous seront des conspirateurs et des contre-révolutionnaires qui ne voudront pas être des bourreaux. »

Ils marchent ainsi pendant douze mois, poussés par la théorie et par la peur comme par deux fourches, à travers la mare rouge qu’ils font et qui de jour en jour devient plus profonde, tous ensemble et solidaires, nul n’osant s’écarter du groupe, chacun éclaboussé par le sang que les pieds des autres lui font sauter au visage. Très promptement leur vue se trouble ; ils ne se dirigent plus, et la dégradation de leur parole montre la stupeur de leur pensée…

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