La Comité de Salut Public sous la Terreur
; Les hommes spéciaux : Robert Lindet,
Jeanbon-Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or, Carnot ; Les politiques :
Billaud, Robespierre, Collot, Barère ; La Terreur à l’intérieur du Comité de
Salut Public : « Ceux-là parmi vous seront des conspirateurs et des
contre-révolutionnaires qui ne voudront pas être des bourreaux. »
Les hommes spéciaux : Robert Lindet, Jeanbon-Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or, Carnot,
Quand
un homme devient esclave, disait le vieil Homère, les dieux lui ôtent la moitié
de son âme ; la même chose arrive quand un homme devient tyran. Dans le
pavillon de Flore, à côté et au-dessus
de la Convention tombée en servitude, les douze rois qu’elle s’est donnés
siègent deux fois par jour, et lui commandent ainsi qu’à la France . Bien entendu, pour occuper cette place, ils
ont donné des gages ; il n’en est pas un qui ne soit révolutionnaire d’ancienne
date, régicide impénitent, fanatique par essence et despote par principes ;
mais le vin fumeux de la toute-puissance ne les a pas tous enivrés au même
degré. – Trois ou quatre, Robert Lindet, Jeanbon-Saint-André, Prieur de la
Côte-d’Or et Carnot, se cantonnent chacun dans un office utile et secondaire ;
cela suffit pour les préserver à demi. Hommes
spéciaux et chargés d’un service nécessaire, ils veulent d’abord que ce service
soit accompli ; c’est pourquoi ils subordonnent le reste, même les
exigences de la théorie et les cris des clubs. Avant tout, il s’agit, pour
Lindet, de nourrir les départements qui n’ont pas de blé et les villes qui vont
manquer le pain ; pour Prieur, de fabriquer et convoyer des biscuits, de
l’eau-de-vie, des habits, des souliers, de la poudre et des armes ; pour
Jeanbon, d’équiper des vaisseaux et de discipliner des équipages ; pour Carnot,
de dresser des plans de campagne et de diriger des mouvements d’armées : tant
de sacs de grains à fournir pour la quinzaine suivante à telle ville et à
ramasser dans tels districts ; tant de rations à confectionner dans la semaine
et à faire transporter dans le mois à tel endroit de la frontière ; tant de
pêcheurs à transformer en artilleurs ou en gabiers et tant de vaisseaux à
mettre à flot dans les trois mois ; tant de cavalerie, infanterie, artillerie à
faire marcher par tels chemins pour arriver tel jour à tel gué ou à tel col,
voilà des combinaisons précises qui purgent l’esprit des phrases dogmatiques,
qui rejettent sur l’arrière-plan le jargon révolutionnaire, qui maintiennent un
homme dans le bon sens et dans la raison pratique ; d’autant plus que trois
d’entre eux, Jeanbon, ancien capitaine de navire marchand, Prieur et Carnot,
officiers du génie, sont des gens du métier, et vont sur place pour mettre
eux-mêmes la main à l’ouvrage. Jeanbon, toujours en mission sur les côtes,
monte un vaisseau dans la flotte qui sort de Brest pour sauver le grand convoi
d’Amérique ; Carnot, à Watignies,
impose à Jourdan la manœuvre décisive, et, le fusil à la main, marche avec les
colonnes d’assaut . – Naturellement, ils
n’ont point de loisirs pour venir bavarder aux Jacobins ou intriguer dans la
Convention : Carnot vit au Comité et dans ses bureaux, ne prend pas le temps
d’aller manger avec sa femme, dîne d’un petit pain et d’un carafon de limonade,
et travaille seize, dix-huit heures par jour
; Lindet, surchargé plus que personne, parce que la faim n’attend pas,
lit de ses yeux tous les rapports et « y passe les jours et les nuits » ; Jeanbon, en sabots et carmagnole de
laine , avec un morceau de gros pain et
un verre de mauvaise bière, écrit et dicte, jusqu’à ce que, les forces lui
manquant, il se jette, pour dormir, sur un matelas étalé par terre. –
Naturellement encore, quand on les dérange et qu’on leur casse en main leurs
outils, ils ne sont pas contents ; ils savent trop bien le prix d’un bon outil,
et, pour le service tels qu’ils le comprennent, il faut des outils efficaces,
des employés compétents et laborieux, assidus au bureau, non au club…Cambon , qui dans son comité des finances est, lui
aussi, une sorte de souverain, garde à la trésorerie cinq ou six cents employés
qui n’ont pu obtenir leur certificat de civisme et que les Jacobins dénoncent
incessamment pour avoir leurs places. Carnot sauve et emploie des ingénieurs
éminents, MM. d’Arçon, de Montalembert, d’Obenheim, tous nobles, plusieurs
antijacobins, sans compter nombre d’officiers accusés qu’il justifie, replace
ou maintient…
Les politiques :
Billaud, Robespierre, Collot, Barère
Carnot
finit par aveugler son honneur et sa conscience ; intact du reste et bien plus
que ses collègues, il subit aussi sa mutilation morale et mentale ; sous la
contrainte de son emploi et sous le prestige de sa doctrine, il a réussi à
décapiter en lui les deux meilleures facultés humaines, la plus utile, qui est
le sens commun, et la plus haute, qui est le sens moral.
Si
tel est le ravage dans une âme droite, ferme et saine, quelle sera la
dévastation intérieure dans les cœurs gâtés ou faibles, en qui prédominent déjà
les mauvais instincts ! – Et notez qu’ils n’ont pas le préservatif de Carnot et
des hommes d’affaires, la poursuite d’un objet restreint et manifestement
utile. On les appelle « hommes de gouvernement », « révolutionnaires »
proprement dits, « gens de la haute main »
: effectivement, ce sont eux qui, avec la conception de l’ensemble, ont
la direction de l’ensemble. L’invention, l’organisation et l’application de la
terreur leur appartiennent en propre ; ils sont les constructeurs, les régulateurs
et les conducteurs de la machine , les
chefs reconnus du parti, de la secte et du gouvernement, surtout Billaud et
Robespierre, qui ne vont jamais en mission
et ne lâchent pas un instant la poignée du moteur central ; le premier,
politique actif, chargé, avec Collot, de faire marcher les autorités
constituées, les districts, les municipalités, les agents nationaux, les
comités révolutionnaires et les représentants en mission dans l’intérieur ; le second, théologien, moraliste, docteur
et prédicateur en titre, chargé de régenter la Convention et d’inculquer aux
Jacobins les vrais principes ; derrière lui, Couthon, son lieutenant,
Saint-Just, son disciple et son exécuteur des hautes œuvres ; au milieu d’eux,
Barère, porte-voix du Comité, simple instrument, mais indispensable, commode à
la main et toujours prêt à improviser la fanfare que l’on voudra, sur le thème
que l’on voudra, en l’honneur du parti qui l’embouche ; au-dessous d’eux, le Comité de Sûreté générale, Vadier,
Amar, Voulland, Guffroy, Panis, David, Jagot, et le reste, entrepreneurs, rapporteurs et agents de la proscription universelle.
– Leur office a laissé sur eux son empreinte ; on les reconnaît « à leur teint
flétri, à leurs yeux caves, ensanglantés » ; l’habitude de l’omnipotence a mis
« sur leur front et dans leurs manières je ne sais quoi d’altier et de
dédaigneux. Ceux du Comité de Sûreté générale ont quelque chose des anciens
lieutenants de police, et ceux du Comité de Salut public, quelque chose des
anciens ministres d’État ». – A la Convention, « on brigue l’honneur de leur
conversation, l’avantage de leur toucher la main ; on croit lire son devoir sur
leurs fronts ». Les jours où quelqu’un de leurs arrêtés doit être converti en
décret, « les membres du Comité, le rapporteur, se font attendre, comme les
chefs de l’État et les représentants du pouvoir souverain ; lorsqu’ils
s’acheminent vers la salle des séances, ils sont précédés d’une poignée de
courtisans qui semblent annoncer les maîtres du monde ». – Effectivement, ils règnent ; mais regardez à quelles conditions.
La Terreur à l’intérieur
du Comité de Salut Public : « Ceux-là parmi vous seront des conspirateurs
et des contre-révolutionnaires qui ne voudront pas être des bourreaux. »
«
Ne réclame pas », disait Barère , à
l’auteur d’un opéra dont la représentation venait d’être suspendue ; « par le
temps qui court, il ne faut pas attirer sur soi l’attention publique. Ne sommes-nous
pas tous au pied de la guillotine, tous, à commencer par moi ? » Et, vingt ans
plus tard, dans une conversation particulière, comme on l’interrogeait sur le
but véritable, sur la pensée intime du Comité de Salut public : « Nous n’avions
qu’un sentiment, mon cher monsieur, celui de notre conservation, qu’un désir,
celui de conserver notre existence, que chacun de nous croyait menacée. On
faisait guillotiner son voisin pour que le voisin ne vous fît pas guillotiner
vous-même . » – Même appréhension dans
les âmes fermes, quoiqu’elles aient, avec la crainte, des motifs moins bas que
la crainte. « Que de fois, dit Carnot, nous entreprenions une œuvre de longue
haleine, avec la persuasion qu’il ne nous serait pas permis de l’achever !...
Hérault de Séchelles y
était encore (NB dans le Comité de Salut Public),
maintenu en place et avec honneur par l’approbation récente de la
Convention , l’un des douze en titre et en fonctions, lorsqu’un arrêté des onze
autres l’a pris subitement et livré au tribunal révolutionnaire, pour être
remis à l’exécuteur. – A qui le tour
maintenant parmi les onze ? Enlevé à l’improviste, aux applaudissements
unanimes de la Convention docile, après trois jours de comédie judiciaire, la
charrette le mènera sur la place de la Révolution, Samson le liera, les
claqueurs à vingt-quatre sous battront des mains, et, le lendemain, tout le
peuple politique se félicitera de voir, sur le bulletin des guillotinés, le nom
d’un grand traître. À cet effet, pour que tel ou tel, parmi les rois du jour,
passe ainsi de l’Almanach national sur la liste mortuaire, il suffit d’une
entente entre ses collègues, et peut-être l’entente est faite. Entre qui et
contre qui ? – Certainement, à cette pensée, les onze, assis autour de leur
table, s’interrogent des yeux, avec un frémissement ; ils calculent les
chances, et se souviennent ; des mots qu’on n’oublie pas ont éclaté. Plusieurs
fois Carnot a dit à Saint-Just : « Toi et Robespierre, vous visez à la
dictature . » Robespierre a dit à Carnot : « Je t’attends à la première
défaite ». Un autre jour, Robespierre
en fureur a crié que « le Comité conspirait contre lui » ; et, se tournant vers
Billaud : « Je te connais maintenant. » Billaud a répondu : « Et moi aussi, je
te connais comme un contre-révolutionnaire
. » Contre-révolutionnaires et conspirateurs, il y en a donc dans le
Comité lui-même ; comment faire pour éviter ce nom qui est une sentence de mort
? – Silencieusement, la figure fatale qui trône au milieu d’eux, l’Êrynnie, par
laquelle ils règnent, a rendu son oracle, et tous les cœurs l’entendent : « Ceux-là parmi vous seront des conspirateurs
et des contre-révolutionnaires qui ne voudront pas être des bourreaux. »
Ils marchent ainsi pendant
douze mois, poussés par la théorie et par la peur comme par deux fourches, à
travers la mare rouge qu’ils font et qui de jour en jour devient plus profonde,
tous ensemble et solidaires, nul n’osant s’écarter
du groupe, chacun éclaboussé par le sang que les pieds des autres lui font
sauter au visage. Très promptement leur vue se trouble ; ils ne se dirigent
plus, et la dégradation de leur parole montre la stupeur de leur pensée…
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