Texte profondément
positiviste : ce sont d’abord les changements des mentalités qui provoquent
les changements sociaux. L’esprit scientifique et les progrès des sciences sont
une des causes de la Révolution Françaises ; intérêt des philosophes pour les sciences. Après les
mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, l’idée que les sociétés et
leurs évolution obéissent aussi à des
lois scientifiques s’impose – mais cette ambition prématurée et la
méconnaissance des véritables lois ( qui attendront l’invention de la sociologie
par Comte) participeront à la « Grande Crise métaphysique »
Un nouveau point de départ mène à
un nouveau point de vue
Lorsque nous voyons un homme un peu faible de constitution, mais
d’apparence saine et d’habitudes paisibles, boire avidement d’une liqueur
nouvelle, puis tout d’un coup, tomber à terre, l’écume à la bouche, délirer et
se débattre dans les convulsions, nous devinons aisément que dans le breuvage
agréable il y avait une substance dangereuse ; mais nous avons besoin d’une
analyse délicate pour isoler et décomposer le poison. Il y en a dans la
philosophie du dix-huitième siècle, et d’espèce étrange autant que puissante :
car, non seulement il est l’œuvre d’une longue élaboration historique,
l’extrait définitif et condensé auquel aboutit toute la pensée du siècle ; mais
encore ses deux principaux ingrédients
ont cela de particulier qu’étant séparés ils sont salutaires et qu’étant
combinés ils font un composé vénéneux.
Le premier est l’acquis
scientifique, celui-ci excellent de tous points et bienfaisant par sa
nature ; il se compose d’un amas de vérités lentement préparées, puis
assemblées tout d’un coup ou coup sur coup. Pour la première fois dans
l’histoire, les sciences s’étendent et s’affermissent au point de fournir, non
plus comme autrefois, sous Galilée ou Descartes, des fragments de construction
ou quelque échafaudage provisoire, mais un système du monde définitif et prouvé
: c’est celui de Newton . Autour de
cette vérité capitale se rangent comme compléments ou prolongements presque
toutes les découvertes du siècle : — Dans les mathématiques pures, le calcul de
l’infini inventé en même temps par Leibnitz et Newton, la mécanique ramenée par
d’Alembert à un seul théorème, et cet ensemble magnifique de théories qui,
élaborées par les Bernoulli, par Euler, Clairaut, d’Alembert, Taylor,
Maclaurin, s’achèvent à la fin du siècle aux mains de Monge, de Lagrange et de
Laplace . Dans l’astronomie, la suite
des calculs et des observations qui, de Newton à Laplace, transforment la
science en un problème de mécanique, expliquent et prédisent tous les
mouvements des planètes et de leurs satellites, indiquent l’origine et la
formation de notre système solaire, et débordent au delà par les découvertes
d’Herschel, jusqu’à nous faire entrevoir la distribution des archipels
stellaires et les grandes lignes de l’architecture des cieux. — Dans la
physique, la décomposition du rayon lumineux et les principes de l’optique
trouvés par Newton, la vitesse du son, la forme de ses ondulations, et, depuis
Sauveur jusqu’à Chladni, depuis Newton jusqu’à Bernoulli et Lagrange, les lois
expérimentales et les théorèmes principaux de l’acoustique, les premières lois
de la chaleur rayonnante par Newton, Kraft et Lambert, la théorie de la chaleur
latente par Black, la mesure du calorique par Lavoisier et Laplace, les
premières idées vraies sur l’essence du feu et de la chaleur, les expériences,
les lois, les machines par lesquelles Dufay, Nollet, Franklin et surtout
Coulomb expliquent, manient et utilisent pour la première fois l’électricité. —
En chimie, tous les fondements de la science, l’oxygène, l’azote, l’hydrogène
isolés, la composition de l’eau, la théorie de la combustion, la nomenclature
chimique, l’analyse quantitative, l’indestructibilité de la matière et du
poids, bref les découvertes de Scheele, de Priestley, de Cavendish et de Stahl,
couronnées par la théorie et la langue définitives de Lavoisier. — En
minéralogie […]
C’est cette vaste provision de
vérités certaines ou probables, démontrées ou pressenties, qui a donné à
l’esprit du siècle l’aliment, la substance et le ressort. Considérez les chefs
de l’opinion publique, les promoteurs de la philosophie nouvelle : à divers
degrés, ils sont tous versés dans les sciences physiques et naturelles. Non seulement ils connaissent les théories et les livres, mais encore ils
touchent les choses et les faits. Non seulement Voltaire expose, l’un des
premiers, l’optique et l’astronomie de Newton
, mais encore il calcule, il observe et il expérimente lui-même. Il
adresse à l’Académie des Sciences des mémoires « sur la mesure de la force
motrice », « sur la nature et la propagation de la chaleur ». Il manie le
thermomètre de Réaumur, le prisme de Newton, le pyromètre de Muschenbroek, Il a
dans son laboratoire de Cirey tous les appareils alors connus de physique et de
chimie. Il fait de ses mains des expériences sur la réflexion de la lumière
dans le vide, sur l’augmentation du poids dans les métaux calcinés, sur la
renaissance des parties coupées dans les animaux, et cela en véritable savant,
avec insistance et répétition, jusqu’à couper la tête à quarante escargots…
Maupertuis, Condorcet et Lalande sont mathématiciens, physiciens,
astronomes ; d’Holbach, La Mettrie, Cabanis sont chimistes, naturalistes,
physiologistes, médecins. — Grands ou petits prophètes, maîtres ou élèves,
savants spéciaux ou simples amateurs, ils puisent tous directement ou
indirectement à la source vive qui vient de s’ouvrir. C’est de là qu’ils
partent pour enseigner à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va, ce
qu’il peut devenir, ce qu’il doit être. Or
un nouveau point de départ mène à un nouveau point de vue ; c’est pourquoi
l’idée qu’on se fait de l’homme va changer du tout au tout …
Il y a des lois pour la naissance, le maintien et le développement des sociétés humaines
Tout événement,
quel qu’il soit, a des conditions, et, ces conditions données, il ne manque
jamais de suivre. Des deux anneaux qui forment le couple, le premier entraîne
toujours après soi le second. Il y a de ces lois pour les nombres, les figures
et les mouvements, pour la révolution des planètes et la chute des corps, pour
la propagation de la lumière et le rayonnement de la chaleur, pour les
attractions et les répulsions de l’électricité, pour les combinaisons
chimiques, pour la naissance, l’équilibre et la dissolution du corps organisé. Il y en a pour la naissance, le maintien et
le développement des sociétés humaines, pour la formation, le conflit et la
direction des idées, des passions et des volontés de l’individu humain . En tout ceci l’homme continue la nature ;
d’où il suit que, pour le connaître, il faut l’observer en elle, après elle, et
comme elle, avec la même indépendance, les mêmes précautions et le même esprit.
– Par cette seule remarque, la méthode des sciences morales est fixée. En
histoire, en psychologie, en morale, en politique, les penseurs du siècle
précédent, Pascal, Bossuet, Descartes, Fénelon, Malebranche, La Bruyère,
partaient encore du dogme ; pour quiconque sait les lire, il est clair que
d’avance leur siège était fait. La religion leur fournissait une théorie
achevée du monde moral ; d’après cette théorie latente ou expresse, ils
décrivaient l’homme et accommodaient leurs observations au type préconçu. Les
écrivains du dix-huitième siècle renversent ce procédé : c’est de l’homme
qu’ils partent, de l’homme observable et de ses alentours à leurs yeux, les
conclusions sur l’âme, sur son origine, sur sa destinée, ne doivent venir
qu’ensuite, et dépendent tout entières, non de ce que la révélation, mais de ce
que l’observation aura fourni. Les
sciences morales se détachent de la théologie et se soudent comme un
prolongement aux sciences physiques.
Ce grand et
magnifique édifice de vérités nouvelles ressemble à une tour dont le premier
étage, subitement achevé, devient tout d’un coup accessible au public. Le
public y monte, et les constructeurs lui disent de regarder, non pas au ciel et
dans les espaces, mais devant lui, autour de lui, du côté de la terre, pour
connaître enfin le pays qu’il habite. Certainement,
le point de vue est bon et le conseil est judicieux. Mais on en conclurait à
tort que le public verra juste ; car il reste encore à examiner l’état de ses
yeux, s’il est presbyte ou myope, si, par habitude ou par nature, sa rétine
n’est pas impropre à sentir certaines couleurs. Pareillement il nous reste à
considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de leur œil
intérieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux,
sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour.
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