Ou comment les curés
abreuvés d’injustices ont fait la Révolution; Là encore, Taine critique de la
centralisation administrative plus percutant que Tocqueville. Roi centralisateur,
un rôle impossible - Bureaucratie au centre, arbitraire, exceptions et faveurs partout. Le centre
du gouvernement est le centre du mal. La France dissoute parce que les privilégiés
ont oublié leur caractères d’hommes publics. Très positiviste, la constatation que l’effondrement
moral et mental précède l’effondrement social «la Révolution est la « grande crise
métaphysique »
L’oppression des curés ; la Révolution a été faite par les curés !
Nulle issue pour les curés. Sauf trois ou quatre petits évêchés « de
laquais », toutes les dignités de l’Église sont réservées à la noblesse ; «
pour être évêque aujourd’hui, dit l’un d’entre eux, il faut être gentilhomme ».
Je vois en eux des sergents qui, comme leurs pareils dans l’armée, ont perdu
l’espoir de jamais devenir officiers. — C’est pourquoi il y en a chez qui la
colère déborde : « Nous, malheureux curés à portions congrues ; nous, chargés
communément des plus fortes paroisses, telles que la mienne qui a, jusqu’à deux
lieues dans les bois, des hameaux qui en feraient une autre ; nous dont le sort
fait crier jusqu’aux pierres et aux chevrons de nos misérables presbytères »,
nous subissons des prélats « qui feraient encore quelquefois faire par leurs
gardes un procès au pauvre curé qui couperait dans leurs bois un bâton, son
seul soutien dans ses longues courses par tous chemins ». À leur passage, le
pauvre homme « est obligé de se jeter à tâtons le long d’un talus, pour se
garantir des pieds et des éclaboussures de leurs chevaux, comme aussi des roues
et peut-être du fouet d’un clocher insolent », puis « tout crotté, son chétif
bâton d’une main et son chapeau, tel quel, de l’autre, de saluer humblement et
rapidement, à travers la portière du char clos et doré, le hiérarque postiche
ronflant sur la laine du troupeau que le pauvre curé va paissant et dont il ne
lui laisse que la crotte et le suint ». Toute
la lettre est comme un long cri de rage ; ce sont des rancunes semblables qui
feront les Joseph Lebon et les Fouché. — Dans cette situation et avec ces
sentiments, il est manifeste que le bas clergé traitera ses chefs comme la
noblesse de province a traité les siens . Il ne choisira pas « pour
représentants ceux qui nagent dans l’opulence et qui l’ont vu toujours souffrir
avec tranquillité ». De toutes parts les curés se confédèrent » pour n’envoyer
aux États généraux que des curés, et pour exclure, « non seulement les
chanoines, les abbés, les prieurs et tous autres bénéficiers, mais encore les
premiers supérieurs, les chefs de la hiérarchie », c’est-à-dire les évêques. En
effet, sur trois cents députés du clergé, on compte aux États généraux deux
cent huit curés, et, comme la noblesse de province, ils apportent avec eux la
défiance et le mauvais vouloir qu’ils nourrissent depuis si longtemps contre
leurs chefs. On s’en apercevra tout à l’heure à l’épreuve. Si les deux premiers ordres sont contraints de se réunir aux
communes, c’est qu’au moment critique les curés font défection. Si
l’institution d’une chambre haute est repoussée, c’est que la plèbe des
gentilshommes ne veut pas souffrir aux grandes familles une prérogative dont
elles ont abusé.
Roi centralisateur, un job
impossible : Bureaucratie au centre, arbitraire, exceptions et faveurs
partout
Insensiblement, en accaparant tous les pouvoirs, le roi s’est chargé de
toutes les fonctions ; tâche immense et qui surpasse le forces humaines. Car ce n’est point la Révolution, c’est la
monarchie qui a implanté en France la centralisation administrative. Sous
la direction du Conseil du roi, trois fonctionnaires superposés, au centre le
contrôleur général, dans chaque généralité l’intendant, dans chaque élection le
subdélégué, mènent toutes les affaires, fixent, répartissent et lèvent l’impôt
et la milice, tracent et font exécuter les routes, emploient la maréchaussée,
distribuent les secours, réglementent la culture, imposent aux paroisses leur
tutelle, et traitent comme des valets les magistrats municipaux. « Un village,
dit Turgot , n’est qu’un assemblage de
maisons, de cabanes et d’habitants aussi passifs qu’elles... Votre Majesté est
obligée de décider tout par elle-même ou par ses mandataires... Chacun attend
vos ordres spéciaux, pour contribuer au bien public, pour respecter les droits
d’autrui, quelquefois même pour user des siens propres. » Par suite, ajoute
Necker, « c’est du fond des bureaux que
la France est gouvernée... Les commis, ravis de leur influence, ne manquent
jamais de persuader au ministre qu’il ne peut se détacher de commander un seul
détail ». —Bureaucratie au centre,
arbitraire, exceptions et faveurs partout, tel est le résumé du système. «
Subdélégués, officiers d’élections, directeurs, receveurs et contrôleurs des
vingtièmes, commissaires et collecteurs des tailles, officiers des gabelles,
voituriers-buralistes, huissiers, piqueurs des corvées, commis aux aides, au
contrôle, aux droits réservés, tous ces hommes de l’impôt, chacun selon son
caractère, assujettissent à leur petite autorité et enveloppent de leur science
fiscale des contribuables ignorants et inhabiles à reconnaître si on les
trompe . » Une centralisation grossière,
sans contrôle, sans publicité, sans uniformité, installe sur tout le territoire
une armée de petits pachas qui décident comme juges les contestations qu’ils
ont comme parties, règnent par délégation, et, pour autoriser leurs
grappillages ou leurs insolences, ont toujours à la bouche le nom du roi, qui
est obligé de les laisser faire. — En effet, par sa complication, son
irrégularité et sa grandeur, la machine échappe à ses prises. Un Frédéric II
levé à quatre heures du matin, un Napoléon qui dicte une partie de la nuit dans
son bain et travaille dix-huit heures par jour, y suffiraient à peine.
Le centre du gouvernement est le
centre du mal
Certainement, en plusieurs points, son (le Roi) intérêt et son amour-propre
sont d’accord avec le bien public ; en somme il n’a pas mal géré, et puisqu’il
s’est toujours agrandi, il a mieux géré que beaucoup d’autres. De plus, autour
de lui, nombre de gens experts, vieux conseillers de famille, rompus aux
affaires et dévoués au domaine, bonnes têtes et barbes grises, lui font
respectueusement des remontrances quand il dépense trop ; souvent ils
l’engagent dans des œuvres utiles, routes, canaux, hôtels d’invalides, écoles
militaires, instituts de science, ateliers de charité, limitation de la
mainmorte, tolérance des hérétiques, recul des vœux monastiques jusqu’à vingt
et un ans, assemblées provinciales, et autres établissements ou réformes par
lesquels un domaine féodal se transforme en un domaine moderne. Mais, féodal ou
moderne, le domaine est toujours sa propriété, dont il peut abuser autant
qu’user ; or qui use en toute liberté
finit par abuser avec toute licence. Si, dans sa conduite ordinaire, les
motifs personnels ne l’emportaient pas sur les motifs publics, il serait un saint
comme Louis IX, un stoïcien comme Marc-Aurèle, et il est un seigneur, un homme
du monde semblable aux gens de sa cour, encore plus mal élevé, plus mal
entouré, plus sollicité, plus tenté et plus aveuglé. À tout le moins, il a
comme eux son amour-propre, ses goûts, ses parents, sa maîtresse, sa femme, ses
familiers, tous solliciteurs intimes et prépondérants qu’il faut d’abord
satisfaire ; la nation ne vient qu’ensuite […]
Lorsqu’on lira plus tard le Livre Rouge, on y trouvera 700 000 livres de
pensions pour la maison de Polignac, la plupart réversibles d’un membre à
l’autre, et près de deux millions de bienfaits annuels à la maison de Noailles.
– Le roi a oublié que toutes ses grâces sont meurtrières ; car « le courtisan
qui obtient 6 000 livres de pension reçoit la taille de six villages ». En l’état où est l’impôt, chaque largesse
du monarque est fondée sur le jeûne des paysans, et le souverain, par ses
commis, prend aux pauvres leur pain pour donner des carrosses aux riches.
– Bref le centre du gouvernement est
le centre du mal ; toutes les injustices et toutes les misères en partent comme
d’un foyer engorgé et douloureux ; c’est ici que l’abcès public a sa
pointe, et c’est ici qu’il crèvera. […]
Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre le régime féodal conservé ou
transformé compose encore une société vivante, en France son cadre mécanique
n’enserre qu’une poussière d’hommes. On
trouve encore l’ordre matériel ; on ne trouve plus l’ordre moral. Une lente
et profonde révolution a détruit la hiérarchie intime des suprématies acceptées
et des déférences volontaires. C’est une armée où les sentiments qui font les
chefs et les sentiments qui font les subordonnés ont disparu ; les grades sont
marqués sur les habits et ne le sont plus dans les consciences ; il lui manque
ce qui fait une armée solide, l’ascendant légitime des officiers, la confiance
justifiée des soldats, l’échange journalier des dévouements mutuels, la
persuasion que chacun est utile à tous et que les chefs sont les plus utiles de
tous. Comment trouverait-on cette persuasion dans une armée dont l’état-major,
pour toute occupation, dîne en ville, étale ses épaulettes et touche double
solde ? Déjà avant l’écroulement final,
la France est dissoute, et elle est dissoute parce que les privilégiés ont
oublié leur caractères d’hommes publics.
Une noblesse énervée incapable de lutter
C’est que, plus les hommes se sont adaptés à une situation, moins ils sont
préparés pour la situation contraire. Les habitudes et les facultés qui leur
servaient dans l’état ancien leur nuisent dans l’état nouveau. En acquérant les
talents qui conviennent aux temps de calme, ils ont perdu ceux qui conviennent
aux temps de trouble, et ils atteignent l’extrême faiblesse en même temps que
l’extrême urbanité […]Jamais on ne verra un gentilhomme arrêté chez lui casser
la tête du jacobin qui l’arrête . Ils se
laisseront prendre, ils iront docilement en prison ; faire du tapage serait une
marque de mauvais goût, et, avant tout, il s’agit pour eux de rester ce qu’ils
sont, gens de bonne compagnie. En prison, hommes et femmes s’habilleront avec
soin, se rendront des visites, tiendront salon ; ce sera au fond d’un corridor,
entre quatre chandelles ; mais on y badinera, on y fera des madrigaux, on y
dira des chansons, on se piquera d’y être aussi galant, aussi gai, aussi
gracieux qu’auparavant : faut-il devenir morose et mal appris parce qu’un
accident vous loge dans une mauvaise auberge ? – Devant les juges, sur la
charrette, ils garderont leur dignité et leur sourire ; les femmes surtout
iront à l’échafaud avec l’aisance et la sérénité qu’elles portaient dans une
soirée. Trait suprême du savoir-vivre qui, érigé en devoir unique et devenu
pour cette aristocratie une seconde nature, se retrouve dans ses vertus comme
dans ses vices, dans ses facultés comme dans ses impuissances, dans sa
prospérité comme dans sa chute, et la pare jusque dans la mort où il la
conduit.
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