Ou comment l’éloignement
des seigneurs de leurs domaines et leur désintérêt pour leur fonctions
conduisent à une justice scandaleuse. Le seul privilège qu’ils défendent
farouchement et sauvagement le
droit de chasse. Comment ces abus (le privilège détaché du service) conduisent à la
Révolution
La justice : l’arbitraire, la
corruption, la négligence d’un pareil régime
Supposons que,
voyant cet abus de son nom, le seigneur veuille ôter à ces mains mercenaires
l’administration de son domaine ; le plus souvent il ne le pourrait pas : il
est trop endetté, il a délégué à ses créanciers telle portion de sa terre,
telle branche de ses revenus. Depuis des siècles, la haute noblesse s’obère par
son luxe, par sa prodigalité, par son insouciance, et par ce faux point
d’honneur qui consiste à regarder le soin de compter comme une occupation de
comptable. Elle est fière de sa négligence, elle appelle cela vivre
noblement . « Monsieur l’archevêque,
disait Louis XVI à M. de Dillon, on prétend que vous avez des dettes, et même
beaucoup. — Sire, répondit le prélat avec une ironie de grand seigneur, je m’en
informerai à mon intendant, et j’aurai l’honneur d’en rendre compte à Votre
Majesté. » — Le maréchal de Soubise a cinq cent mille livres de rente qui ne
lui suffisent pas. On sait les dettes du cardinal de Rohan, du comte d’Artois ;
leurs millions de revenu se perdaient en vain dans ce gouffre. Le prince de
Guéméné vient de faire une faillite de trente-cinq millions. Le duc d’Orléans,
le plus riche propriétaire du royaume, devait à sa mort soixante-quatorze
millions. Quand, sur les biens des émigrés, il fallut payer leurs créanciers, il
fut avéré que la plupart des grandes fortunes étaient vermoulues
d’hypothèques . Quiconque a lu les
mémoires sait que depuis deux cents ans, pour boucler leurs vides, il a fallu
des mariages d’argent et les bienfaits du roi. – C’est pourquoi, à l’exemple du
roi lui-même, ils ont fait argent de tout, notamment des places dont ils
disposent, et, lâchant l’autorité pour les profits, ils ont aliéné le dernier
lambeau de gouvernement qui leur restait. Ainsi partout ils ont dépouillé le
caractère vénéré de chef pour revêtir le caractère odieux de trafiquant. « Non
seulement, dit un contemporain , ils ne
donnent pas de gages à leurs officiers de justice, ou les prennent au rabais ;
mais ce qu’il y a de pis, c’est que la plupart aujourd’hui vendent leurs
offices. » Malgré l’édit de 1693, les juges ainsi nommés ne se font point
recevoir aux justices royales et ne prêtent pas serment. « Qu’arrive-t-il alors
? La justice, trop souvent exercée par des fripons, dégénère en brigandage, ou
en une impunité affreuse.[…]
juges, procureurs,
procureurs fiscaux, greffiers, notaires », chacun dans un lieu différent,
chacun exerçant dans plusieurs seigneuries et sous divers titres, tous
ambulants, tous s’entendant comme fripons en foire, et se réunissant au cabaret
pour y instrumenter, plaider et juger. Parfois, pour faire une économie, le
seigneur confire le titre à l’un de ses fermiers : « À Hautemont, dans le
Hainaut, c’est un domestique qui est procureur fiscal. » Plus souvent il commet
quelque avocat famélique de la petite ville voisine, avec des gages « qui ne
suffiraient pas à le faire vivre une semaine ». Celui-ci se dédommage sur les
paysans. Rôles de chicane, longueurs et complications voulues de la procédure,
vacations à trois livres l’heure pour l’avocat, à six livres l’heure pour le
bailli : l’engeance noire des sangsues judiciaires suce d’autant plus âprement
qu’elle est plus nombreuse sur une proie plus maigre, et qu’elle a payé le
privilège de sucer . – On devine
l’arbitraire, la corruption, la négligence d’un pareil régime. […]
la chasse, ou quand un devoir de protection dégénère
en un droit de dévastation,
Reste un point, la
chasse, où sa juridiction est encore active et sévère, et c’est justement le
point où elle se trouve le plus blessante. Jadis, quand la moitié du canton
était en forêts ou en friches et que les grosses bêtes ravageaient l’autre
moitié, il avait raison de s’en réserver la poursuite ; cela rentrait dans son
office de capitaine local. Il était le grand gendarme héréditaire, toujours
armé, toujours à cheval, aussi bien contre les sangliers et les loups que
contre les rôdeurs et les brigands. À présent que du gendarme il n’a plus que
le titre et les épaulettes, il maintient par tradition son privilège et d’un
service il fait une vexation. Il faut qu’il chasse et soit seul à chasser ;
c’est pour lui un besoin du corps et en même temps un signe de race. Un Rohan,
un Dillon courent le cerf même quand ils sont d’Église, malgré les édits et
malgré les canons. « Vous chassez beaucoup, Monsieur l’Évêque, disait Louis
XV à ce dernier ; j’en sais quelque
chose. Comment voulez-vous interdire la chasse à vos curés, si vous passez
votre vie à leur en donner l’exemple ? – Sire, pour mes curés la chasse est
leur défaut ; pour moi, c’est le défaut de mes ancêtres. » – Lorsque
l’amour-propre de caste monte ainsi la garde autour d’un droit, c’est avec une
vigilance intraitable. À cet effet leurs capitaines de chasse, veneurs, gardes
forestiers, gruyers, protègent les bêtes comme si elles étaient des hommes, et
poursuivent les hommes comme s’ils étaient des bêtes. Dans le bailliage de
Pont-l’Évêque, en 1789, on cite quatre exemples « d’assassinats récents commis
par les gardes-chasses de Mme d’A., de Mme N., d’un prélat et d’un maréchal de
France sur des roturiers pris en délit de chasse ou de port d’arme. Tous les
quatre jouissent publiquement de l’impunité ». Dans l’Artois, une paroisse
déclare que, « sur le territoire de la châtellenie, le gibier dévore tous les
avêtis et que les cultivateurs se verront forcés d’abandonner leur exploitation
». Près de là, à Rumancourt, à Bellone, « les lièvres, les lapins, les perdrix
dévorent entièrement les avêtis, le comte d’Oisy ne chassant pas et ne faisant
pas chasser ». Dans vingt villages circonvoisins d’Oisy où il chasse, c’est à
cheval et à travers les récoltes. « Ses gardes toujours armés ont tué plusieurs
personnes, sous prétexte de veiller à la conservation des droits de leur
maître... Le gibier, qui excède de beaucoup celui des capitaineries royales,
mange chaque année l’espoir de la récolte, vingt mille razières de blé et
autant d’autres grains. » Dans le bailliage d’Évreux, « le gibier vient tout
détruire jusqu’au pied des maisons... À cause du gibier, le citoyen n’est pas
même libre dans le cours de l’été d’aller retirer les mauvaises herbes qui
étouffent le grain et qui gâtent les semences... Combien de femmes restées sans
mari et d’enfants sans père pour un malheureux lièvre ou lapin ! » Les gardes
de la forêt de Gouffern en Normandie « sont si terribles, qu’ils maltraitent,
insultent et tuent les hommes... Je connais des fermiers qui, ayant plaidé
contre la dame pour se faire indemniser de la perte de leurs blés, ont perdu
leur temps, leur moisson, et les frais du procès... On voit des cerfs et des
biches errer auprès de nos maisons en plein jour ». Dans le bailliage de
Domfront, « les habitants de plus de dix paroisses sont obligés de veiller la
nuit entière pendant plus de six mois de l’année pour la conservation de leurs
moissons ». – Voilà l’effet du droit de
chasse en province. Mais c’est dans l’Ile-de-France, où les capitaineries
abondent et vont s’élargissant, que le spectacle en est le plus lamentable. Un
procès-verbal prouve que dans la seule paroisse de Vaux, près de Meulan, les
lapins des garennes voisines ont ravagé huit cents arpents cultivés et détruit
une récolte de deux mille quatre cents setiers, c’est-à-dire la nourriture
annuelle de huit cents personnes. Près de là, à la Rochette, des
troupes de biches et de cerfs, pendant le jour, dévorent tout dans les champs
et, la nuit, viennent jusque dans les petits jardins des habitants manger les
légumes et briser les jeunes arbres. Impossible dans un territoire soumis à la
capitainerie de récolter des légumes, sauf dans des jardins clos de hautes
murailles. À Farcy, de cinq cents pêchers plantés dans une vigne et broutés par
les cerfs, il n’en reste pas vingt au bout de trois ans. Sur tout le territoire
de Fontainebleau, p.48 les communautés, pour sauver leurs vignes, sont obligées
d’entretenir, et encore sauf l’agrément de la capitainerie, des messiers qui,
avec des chiens autorisés, veillent et font tintamarre, du soleil couchant au
soleil levant, et du 1er mai à la mi-octobre. À Chartrettes, les bêtes fauves,
traversant la Seine, viennent détruire chez la comtesse de La Rochefoucauld
toutes les plantations de peupliers. Un domaine, affermé deux mille livres,
n’est plus loué que quatre cents livres depuis l’établissement de la
capitainerie de Versailles. Bref, onze régiments de cavalerie ennemie,
cantonnés dans les onze capitaineries voisines de la capitale, et allant tous
les matins au fourrage, ne feraient pas plus de dégâts. – Il ne faut pas
s’étonner si, aux approches de ces repaires, on se dégoûte de la culture . Près
de Fontainebleau et de Melun, à Bois-le-Roi, les trois quarts du territoire
restent en friche […]
Voilà où conduit le privilège
détaché du service
Voilà où conduit le privilège détaché du service ; c’est ainsi qu’un devoir de protection dégénère en un droit de
dévastation, et que des gens humains et raisonnables agissent, sans y
penser, en gens déraisonnables et inhumains. Séparés du peuple, ils abusent de
lui ; chefs nominaux, ils ont désappris
l’office de chefs effectifs ; ayant perdu leur caractère public, ils ne
rabattent rien de leurs avantages privés. C’est tant pis pour le canton et
tant pis pour eux-mêmes. Les trente ou quarante braconniers qu’ils poursuivent
aujourd’hui sur leurs terres marcheront demain contre leur château à la tête de
l’émeute. — Absence des maîtres, apathie des provinces, mauvais état des
cultures, exactions des fermiers, corruption des justices, vexations des capitaineries,
oisiveté, dettes et exigences du seigneur, abandon, misère, sauvagerie et
hostilité des vassaux, tout cela vient de la même cause et aboutit au même
effet. Quand la souveraineté se
transforme en sinécure, elle devient lourde sans rester utile, et, quand elle
est lourde sans être utile, on la jette à bas.
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