Un ministre souverainiste
« La
souveraineté est au cœur de la vie et de la survie des nations et nous
n’échappons pas à cette règle. C’est une grande conquête que d’être
souverain ; c’est un acquis de la Révolution française et s’interroger sur
le sens de la souveraineté n’est pas une grossièreté. C’est le droit et la
liberté d’une nation de choisir son destin et de s’organiser pour ce faire.
Cette question nous ramène à la question de l’indépendance, et donc de la
non-dépendance, et à la liberté de choisir. Éviter d’être soumis au chantage et
aux pressions, c’est pour un pays la définition de la puissance, de la force,
et donc de la grandeur. Ces mots existent dans les tréfonds collectifs de notre
pays, toutes sensibilités politiques confondues.
Quant à l’énergie, c’est
évidemment la sève de l’économie, non un but en soi mais « l’industrie de
l’industrie » : sans maîtrise de ses outils industriels de production
énergétique, un pays n’a pas d’indépendance économique. Nos anciens l’ont
compris, qui, génération après génération, ont bâti méticuleusement ces outils.
Et lorsque nous parlons maintenant de réindustrialiser, impératif national
étant donné la situation économique de notre pays, nous sommes en droit de nous
demander avec quels outils énergétiques nous allons le faire.
Dans le questionnaire que vous
m’avez adressé, vous m’interrogez sur ma sensibilité à la question de la
souveraineté énergétique dans l’exercice de mes fonctions ministérielles. Le
ministère du redressement productif était l’un des premiers ministères
souverainistes puisqu’il avait pour mission explicite de conserver les
appareils productifs. C’était un travail terrible dans ce moment
d’affaissement économique qu’était la suite de la grande récession de
2008-2009, une époque marquée par l’effondrement de notre industrie »
Les raisons de l’affaiblissement :
dépendance aux énergies fossiles, décisions européennes, échec prévisible des
ENR, affaiblissement du nucléaire
La première est que nous n’avons pas résolu le problème de notre dépendance aux énergies fossiles – elle s’est même aggravée. C’est une première responsabilité : on aurait pu imaginer, au cours des années écoulées, une autre trajectoire pour ce qui est de la consommation de charbon et surtout de pétrole et de gaz. Ensuite, les énergies renouvelables ont échoué à remplacer les énergies fossiles. Enfin, nous avons affaibli nous-mêmes l’indépendance que nous avions constituée avec notre appareil de production électrique d’origine nucléaire…La France a un parc de 11 millions de chaudières au fioul et au gaz, et on ne s’est pas vraiment préoccupé de savoir par quoi les remplacer. Des solutions technologiques n’ont pas été exploitées, par exemple la géothermie de surface dont vous savez l’impact, monsieur le président, vous qui êtes alsacien. On aurait pu bâtir une industrie de la pompe à chaleur géothermale ; comme on ne l’a pas fait, des Français, aujourd’hui, ne se chauffent pas l’hiver parce qu’ils n’ont plus les moyens de payer le prix du gaz.
Le
deuxième élément d’aggravation est l’atteinte à l’indépendance énergétique de
la France par les décisions européennes. Je n’accuse pas particulièrement l’Europe
– comme vous venez de l’entendre, j’ai quelques critiques à notre propre
encontre – mais enfin, que dire des règles de fixation du prix de l’électricité
européenne, indexé sur le gaz
? Cela ne posait pas de problème jusqu’à ce que le gaz devienne un bien rare
coûtant une fortune. Quand ce mécanisme organise la contagion de la flambée du
prix du gaz aux factures d’électricité du particulier, du petit entrepreneur et
de la grande entreprise, il détruit l’économie française, actuellement en état
d’étouffement économique. Quand le patron de Michelin expose publiquement que
la facture électrique du groupe était de 250 millions d’euros l’année dernière,
qu’elle dépasse maintenant le milliard et que si cette ascension se poursuit
encore six mois il déménagera toutes les usines Michelin hors de France, c’est
qu’il y a un problème.
La
deuxième cause de la situation actuelle, c’est l’échec des énergies
renouvelables à remplacer les énergies fossiles. Cet échec n’est pas seulement
français, il est européen. L’Allemagne a investi 500 milliards d’euros
dans les énergies renouvelables et, en quinze ans, elle a ouvert dix centrales
à charbon et au gaz – c’est la réalité : j’en ai la liste. Pour notre
part, nous avons investi 200 milliards d’euros, et nous n’avons pas fermé
nos centrales à charbon : Cordemais et Saint-Avold ont été réouverts et
continuent à fonctionner – Mme Batho et moi-même les avions
fermées. Mieux : on a ouvert, en 2022, une centrale au gaz à Landivisiau. On voit bien que la mécanique des
énergies renouvelables, c’est un couplage avec de l’énergie pilotable. Or, les
énergies renouvelables ne sont pas pilotables – nous ne décidons ni le
vent ni l’ensoleillement –, elles sont aussi coûteuses que le nucléaire et
elles réduisent le solde d’exportation d’électricité puisque le nucléaire
permet d’exporter de l’électricité produite par des réacteurs amortis, et donc
peu chère. Pour les énergies renouvelables, nous importons du matériel, et nous
n’avons jamais réussi à convaincre les Allemands d’imposer des taxes
anti-dumping aux panneaux photovoltaïques chinois. J’avais demandé au ministre
américain de l’énergie, de passage à Paris, comment les États-Unis procèdent à
ce sujet. Sa réponse avait été : « Nous taxons et nous avons des
représailles que nous assumons ». De cette manière, les Américains ont
conservé leur industrie du panneau photovoltaïque. Nous ne l’avons pas fait, si
bien que l’industrie allemande, italienne, espagnole et française du panneau
photovoltaïque a été détruite, et quand on installe les panneaux
photovoltaïques, on fait des chèques aux Chinois.
La
troisième raison, à mon avis la plus importante, de la situation présente, est
l’affaiblissement par nos propres efforts, si j’ose dire, de notre indépendance
énergétique patiemment construite dans la filière nucléaire. De cet
affaiblissement, dont j’ai été le témoin oculaire et actif, je voudrais vous
faire la narration aussi précise que possible, aussi documentée que nécessaire. J’ai apporté les
éléments et documents internes à l’administration et au gouvernement de
l’époque pour que vous disposiez des traces écrites des discussions qui ont eu
lieu au sein du collège gouvernemental au sujet du nucléaire.
Montebourg
contre l’ « accord de coin de table » Verts-PS
Parce que je souhaite être
aussi honnête et désintéressé que je dois l’être, je rappellerai par souci
déontologique que j’ai été élu pendant dix-huit ans en Saône-et-Loire comme
président du département et comme député pendant trois mandats. La
Saône-et-Loire abrite toute l’industrie de la forge, de la chaudronnerie
industrielle de Framatome, l’ex-Areva devenu Framatome et Orano. J’ai eu à
connaître de l’intérieur cette industrie : ses fragilités, ses forces,
l’extraordinaire génie qui lui a permis de reprendre une licence Westinghouse
et de construire en très peu de temps une industrie aussi fiable, qui n’a pas
connu d’accident, qui a su organiser son propre contrôle pour éviter les
dérapages et offrir à la France une indépendance exceptionnelle tout en faisant
travailler ses territoires. Huit ans après la fin de mon dernier mandat, celui
de conseiller général, je n’ai pas changé d’avis. J’exprime donc la parole d’un
homme libre, qui n’a pas d’intérêt dans l’industrie nucléaire mais qui pense
que c’est un attribut considérable pour l’indépendance de la France.
Je ferai débuter mon témoignage
au mois de novembre 2011. Á l’époque, j’étais membre du bureau national du
Parti socialiste, parti que j’ai quitté il y a un certain temps. J’ai donc été
témoin de l’adoption par le Parti socialiste de l’accord passé avec Europe
Écologie Les Verts.
J’étais arrivé
troisième à la primaire, après avoir mis en ballottage Mme Aubry et
M. Hollande. M. Hollande a gagné la primaire, Mme Aubry
dirigeait le parti socialiste et j’étais dans la majorité de
Mme Aubry ; j’étais donc au courant de l’accord qui avait été passé
avec Mme Duflot, qui dirigeait à l’époque le parti Europe Écologie Les
Verts. Ces deux dirigeantes de haute qualité, dont l’une avait été ministre
et l’autre allait le devenir, ont décidé en 2011 de conclure un accord
prévoyant de limiter à 50 % de la production électrique l’électricité
d’origine nucléaire à l’horizon 2025, ce qui devait se traduire par la
fermeture de vingt-quatre réacteurs à cette échéance. Cet accord, négocié
sans que je participe aux négociations, était passé en contrepartie de
circonscriptions : soixante circonscriptions avaient été offertes au parti
écologiste. Cela a d’ailleurs provoqué de nombreuses réactions, y compris
en Saône-et-Loire. Une circonscription de mon département lui ayant été
affectée, j’ai indiqué que nous ne soutiendrions en aucun cas quelqu’un qui
allait taper sur l’industrie nucléaire dans le département où l’on fabriquait
des chaudières nucléaires ; nous avons présenté une des vice-présidentes
du conseil général, qui a été élué contre le candidat des Verts, parce que nous
ne voulions pas accepter cet accord.
Vous avez demandé à plusieurs
dirigeants politiques comment avait été noué cet accord, présenté à l’époque
par Mme Aubry comme un changement de société et par Mme Duflot comme
une rupture historique. Pour moi, c’est un accord de coin de table : on
s’est mis d’accord sur un marqueur politique propre à frapper les esprits et on
s’est retrouvé avec un programme conformément auquel il fallait fermer
24 réacteurs – et après, vogue la galère ! L’accord a
quand même fait l’objet d’un vote au bureau national du Parti socialiste ;
il a recueilli 33 voix favorables contre 5, dont la mienne. Quelques
prises de parole ont eu lieu pour dire qu’il n’était pas acceptable de briser
d’un trait de plume une industrie de cette nature. Nous n’étions pas très
nombreux à nous exprimer ainsi ; les réactions qui se sont enchaînées au
sein du parti étaient principalement dues à la question des circonscriptions et
bien trop peu au problème des réacteurs. Je crois que M. Cazeneuve s’est
exprimé en ce sens mais je ne pense pas qu’il était membre du bureau national.
Même si vous êtes remontés jusqu’à l’époque du gouvernement Jospin avec la
fermeture de Creys-Malville et du prototype de réacteur à neutrons rapides
refroidi au sodium, c’est avec cet accord qu’a commencé l’affaiblissement de la
filière nucléaire, car cette fois il s’agissait d’arrêter vingt-quatre
réacteurs en état de marche.
Quelles conséquences cela
a-t-il eu dans le processus décisionnel ? M. François Hollande,
candidat de notre parti, a immédiatement déclaré ne pas vouloir fermer
vingt-quatre réacteurs mais seulement le plus ancien d’entre eux, Fessenheim,
et il a maintenu l’objectif de la réduction de moitié de la part de
l’électricité d’origine nucléaire dans la production d’électricité du pays à
l’horizon 2025. Il est entré à l’Élysée sur cette base, ayant en quelque
sorte nettoyé l’accord de ses excès. En arrivant au ministère en 2012, je
trouve une filière nucléaire très structurée autour d’EDF, Areva et du CEA, qui
rassemble 2 500 entreprises employant 220 000 salariés,
avec un chiffre d’affaires de 46 milliards d’euros, exportant pour
5,6 milliards et investissant 1,8 milliard en recherche et
développement, ce qui fait d’elle une des filières les plus innovantes du pays,
et qui prévoyait 110 000 recrutements.
Montebourg
ministre : que faire de l’accord de coin de table ?
En cette période
d’affaissement de l’économie et de l’industrie, nous avons là une filière qui
tient debout, solide sur ses bases, et qui se trouve confrontée au programme du
nouveau président. En 2011, le Conseil de politique nucléaire avait désigné EDF
chef de file de la filière et j’ai jugé qu’il n’y avait aucune raison de
remettre en cause cette excellente décision. Au sein de ce conseil, où je siégeais ès qualités,
nucléaire civil et nucléaire militaire discutent de la cohérence de la
politique d’ensemble, et nous avions évidemment tous en tête la réussite de ce
modèle d’entreprise publique grâce à laquelle le prix de l’électricité en
France était deux fois et demie moins élevé qu’en Allemagne. Á l’époque, nous
avions des problèmes de compétitivité et nous étions contents que, grâce aux
efforts des générations précédentes, le prix de l’énergie en France soit le
moins cher d’Europe, que cette électricité soit la moins émettrice de CO2
d’Europe, qu’elle s’appuie sur deux technologies, l’hydraulique et le
nucléaire. Á l’exportation, nous étions à Taïshan et à Olkiluoto ;
Hinkley Point est ensuite arrivé avec Sizewell. Donc, EDF n’exportait pas
que de l’énergie, toute la filière était exportatrice.
J’ai continué cet effort
d’exportation et pour cela constitué « l’équipe de France du
nucléaire », pilotée à l'époque par M. Proglio avec qui j’entretenais
des rapports de patriotisme économique. Tout le monde sait quelles sont les
opinions de M. Proglio et quelles sont les miennes, mais nous étions
d’accord pour dire qu’il fallait gagner à l’exportation. J’ai donc emmené cette
équipe en Arabie Saoudite. Ensuite, nous avons perdu, les Saoudiens ayant
choisi une autre solution que la nôtre, mais nous avons fait ce travail très
important.
Nous nous préoccupions bien sûr
de toute la filière, sous-traitants compris. Vous trouverez dans la
documentation que je transmets à votre commission le compte rendu du conseil de
la filière que nous avions réuni pour traiter de toutes les questions sociales
concrètes – recrutement, formation – avec les syndicats et le patronat
des entreprises de la filière.
Mon ministère était chargé
d’exprimer la politique de l’État actionnaire aux conseils d’administration
d’EDF et d’Areva, mais la politique énergétique m’échappait puisqu’elle était
entre les mains de ma collègue ministre de l’écologie. Or, je considère que la
place du ministère de l’énergie est un sujet stratégique ; c’est, à mon
sens, un sujet de réflexion pour votre commission. On peut imaginer que la
question énergétique relève de l’écologie ; on peut aussi imaginer qu’elle
relève de l’économie et de l’industrie. J’ai noté que depuis le Grenelle de
l’environnement le ministère de l’énergie était rattaché à l’écologie ; je constate que, depuis peu, il en
est détaché. À mon avis, la bonne méthode serait de faire cohabiter
« l’industrie de l’industrie » et l’industrie.
Dans le contexte
d’affaissement industriel que nous connaissions, nous étions confrontés à
l’engagement pris par M. Hollande, président de la République, de démonter
une filière archi-profitable, exportatrice et qui investissait. Pour mon équipe
et moi-même, c’était un énorme problème. Je vous le dis franchement, nous
considérions que cet engagement ne pourrait jamais être tenu parce qu’il menait
à une impasse. Il était
impossible de réduire la part d’électricité d’énergie d’origine nucléaire à la
moitié moitié de la production d’électricité totale en treize ans sans fermer
deux réacteurs par an. Comme c’était de l’électricité pilotable, il aurait
alors fallu réouvrir les centrales à charbon et au gaz que l’on me demandait de
fermer avec la ministre de l’écologie, au grand dam de travailleurs pas très
contents qu’on leur annonce la fin du charbon. Nous savions que si nous
fermions des réacteurs nucléaires, il se passerait la même chose qu’en
Allemagne où l’on a fermé onze centrales nucléaires et, en même temps, réouvert
dix centrales à charbon et au gaz. Tout le monde en avait conscience. La
Belgique est en train de faire la même chose.
Nous n’avions pas la capacité
de remplacement du nucléaire par les énergies renouvelables en si peu de
temps : le remplacement d’un réacteur nucléaire fermé suppose
l’installation de 800 éoliennes – où va-t-on les mettre ? –
et coûte quatre milliards d’euros. Donc, on allait détruire des
capacités de production profitables, amorties, pouvant durer encore plusieurs
décennies et qu’il faudrait remplacer par de nouvelles capacités. Tout cela
n’avait aucun sens ; c’était une impasse technique, économique, financière
et industrielle, comme le souligne avec une parfaite clarté une note du 3 juin 2014,
que je vous transmettrai, co-signée par la direction du Trésor, l’Agence des
participations de l’État (APE) et la direction générale des entreprises et
destinée aux ministres en fonction à Bercy.
Pour ma part, je considérais
que fermer des centrales nucléaires archi-profitables, amorties et certifiées
par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et envoyer leurs employés au chômage
était de la pure destruction de valeur, par bêtise politique. Je vous communiquerai une note de mon
cabinet en faisant la démonstration quand nous avons eu à traiter l’affaire de
Fessenheim. Cette note, transmise au collège ministériel, au Premier ministre
et au président de la République, fait état d’une perte de 4 milliards
d’euros en vingt ans : il faudra réinvestir dans des capacités de
production qui ne sont toujours pas là et, par ailleurs, 950 employés sont
envoyés au chômage. Alors que je passais mon temps à éviter de fermer des
usines qui faisaient faillite, on me demandait de fermer des usines rentables.
C’était ubuesque, et les discussions interministérielles se passaient très mal.
J’ai donc décidé, avec mon équipe, d’ouvrir la bataille politique contre cette
absurdité.
J’ai d’abord pris appui sur la
filière et sur le Conseil national de l’industrie qui, le 29 juillet 2013,
a rendu un avis unanime. Á l’initiative de M. Jean-François Dehencq,
son vice-président, président d’honneur de Sanofi, un homme réputé pour son
indépendance, tous les membres du Conseil sans exception – représentants
des syndicats et du patronat – ont formulé un avis exprimant le besoin
d’énergie nucléaire. J’ai moi-même déclaré, ès qualités, que
je considérais la filière nucléaire comme une filière d’avenir. Je voulais
faire savoir à ceux qui travaillent dans les centrales et les entreprises
nucléaires qu’au sein du Gouvernement des gens cherchaient à équilibrer
l’absurdité de décisions prises pendant les campagnes politiques et qui
n’avaient aucun sens sur le plan économique, ni donc pour l’intérêt national.
L’impasse est très vite
apparue. D’abord, il y a eu la valse des ministres de l’environnement et de
l’énergie – quatre ministres en deux ans et demi. Ensuite, aucun
d’eux ne réussissait à élaborer la loi de transition énergétique, pour la
raison que c’était impossible : vous ne pouvez pas dire « nous
fermons les centrales nucléaires » si vous n’avez pas de quoi les
remplacer. Aussi, chaque nouveau ministre s’attelait à la tâche et n’y
parvenait évidemment pas,
se rendant compte que mettre en œuvre la promesse présidentielle en limitant à
50 % de la production électrique l’électricité d’origine nucléaire à
l’horizon 2025 obligerait à fermer des réacteurs… ce que le président de la
République ne voulait pas, ayant compris que ça commençait à barder à
Fessenheim. Donc, voulant sans vouloir, le président lui-même était empêtré
dans ces compromis, ces synthèses de guingois qui rappellent la IVe République.
La première mesure prise a
été de repousser l’échéance à 2030 – une première victoire. Puis il a
été décidé de ne rien inscrire à ce sujet dans la loi et de renvoyer à un
décret – le programme pluriannuel d’énergie. Ensuite, faute de majorité
pour voter cela, il a été décidé de fixer dans ce décret un plafond de
63 gigawatts à la capacité du parc nucléaire. Et finalement n’est resté
qu’un seul symbole, Fessenheim, martyr de cette politique absurde. C’est tombé sur vous, monsieur le
président, sur les Alsaciens. Je signale quand même qu’au cours d’une réunion
interministérielle, la directrice de cabinet de Mme Ségolène Royal,
Mme Élisabeth Borne, est arrivée avec une liste des réacteurs à fermer. Je
tiens à le mentionner parce que cette affaire a eu une suite : j’ai appelé
moi-même Mme Royal pour lui dire qu’il était hors de question de désigner
dans la loi, en fonction d’arbitrages interministériels, les réacteurs qui
seront les martyrs, que je ne serais pas là pour faire cela et qu’un tel texte
n’aurait pas mon contreseing. Mme Royal a convaincu sa directrice de
cabinet – je crois qu’elle vous l’a dit au cours de son
audition – qu’il ne fallait surtout pas mettre les noms ; mais
les chiffres sont restés dans l’air. Il ne faut pas s’étonner si les promesses
politiques faites dans les programmes politiques sont mises en œuvre ;
aussi, mieux vaut faire attention quand on rédige les programmes, je le dis
pour les oreilles éventuellement attentives.
Les combats que mon équipe
et moi-même avons menés pendant cette moitié de quinquennat ont d’abord
concerné Fessenheim. J’ai
mis à votre disposition les notes de mon cabinet et de mon administration que
j’ai adressées à mes collègues ; tout cela était mutualisé et connu.
L’accord initial a été rédigé sur un coin de table par Mme Duflot et
Mme Aubry, mais ensuite l’appareil d’État a examiné les conséquences de
tout cela.
Mon deuxième combat a porté
sur la prolongation de la durée de vie des réacteurs à soixante ans et non à
quarante ans. C'est
l’affaire du grand carénage. Vous trouverez dans la documentation que je vous
transmets un courrier que j’ai adressé au Premier ministre et au président de
la République, leur disant que s’ils imposaient une limite arbitraire de
quarante ans sans examen par l’ASN, il n’y aurait pas de grand carénage, si
bien que même les réacteurs parfaitement en état de produire ne pourraient être
prolongés, il en résulterait que l’on ne pourrait pas amortir les réacteurs sur
cinquante ans si bien que le prix de l’électricité augmenterait, ce qu’ils ne
voulaient pas.
Enfin, au moment de
l’arbitrage relatif à la loi pour la transition énergétique et de l’idée,
annoncée dans la conférence environnementale par le président de la République
de l’époque, de plafonner à 63 gigawatts la capacité du parc nucléaire,
j’ai adressé une lettre solennelle au Premier ministre. Je vous en ai remis copie mais je vous
en lirai quelques extraits, parce que ce courrier retrace la bataille interne
au Gouvernement lors de la discussion interministérielle sur ce que contiendrait
la loi. Certains voulaient inscrire dans le texte les réacteurs à
sacrifier ; je leur répondais qu’il n’en serait rien ; le Premier
ministre et le Président de la République étaient au milieu.
J’ai donc écrit, le 6 juin
2014, une lettre au Premier ministre, Manuel Valls : « Le
ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie a prévu dans
le texte du projet de loi pour la transition énergétique qui n’a été soumis à
concertation interministérielle que ces derniers jours une limitation de la
durée de vie des réacteurs du parc nucléaire à quarante ans. Cette option, qui
avait été envisagée il y a un an, avait été écartée avant la dernière
conférence environnementale dans le cadre d’un arbitrage rendu par le président
de la République ».
Vous voyez que l’on revient sur
des arbitrages du Président. La lutte était donc permanente, l’instabilité dans
ce dossier était patente, et on n’arrivait pas à avoir une doctrine politique
puisqu’on n’arrivait pas à mettre en œuvre les promesses délirantes faites
pendant la campagne.
Je poursuis : « La
programmation pluriannuelle de l’énergie établirait, en amont, une trajectoire
de baisse de la capacité nucléaire installée, dont les services du Ministère de
l’Énergie ont confirmé ces derniers mois qu’elle correspondrait à la fermeture
d’une vingtaine de réacteurs d’ici 2025. Sur cette base, EDF devrait indiquer
les réacteurs qu’il compte fermer pour respecter cette trajectoire, et seuls
les autres réacteurs pourraient bénéficier d’une prolongation de leur durée de
vie au-delà de quarante ans ».
On voit là que comme le
Gouvernement ne veut plus désigner les réacteurs à fermer, on demande à EDF de
le faire ; vous voyez à quel point d’hypocrisie on en était.
Je poursuis : « Ce
mécanisme me semble particulièrement dangereux sur le plan de la sécurité
d’approvisionnement, de la compétitivité de l’économie, des finances publiques
et de l’emploi. Il me semble par ailleurs porter de grands risques politiques.
L’affaire
Alstom
Enfin,
dans la série des affaiblissements décidés par nos soins, il en est un,
beaucoup plus célèbre que les autres, qui a affaibli nos capacités
industrielles dans l’énergie : l’affaire de la vente de la branche
« énergie » d’Alstom alors qu’Alstom était un leader dans les réseaux
électriques, l’hydraulique et les turbines à vapeur utilisées dans la
production d’énergie électrique nucléaire. Je considère que cette destruction aurait pu être évitée
au nom de la souveraineté nationale. Je vous ai transmis la narration que j’ai
faite de cet épisode dans un livre dont un chapitre est consacré à cette
histoire dont j’ai tenu à ce qu’elle soit sue. Verba volant, scripta
manent… les paroles s’envolent, les écrits restent, et vous comprendrez en
lisant les 30 pages que je vais résumer que nous aurions pu avoir des
réflexes souverainistes tout à fait acceptables.
La National Security
Agency (NSA) avait été imaginée par le gouvernement américain pour
lutter contre le terrorisme en écoutant toutes les conversations de la terre,
et il s’en est servi à des fins économiques. Selon les révélations faites par
Edward Snowden, 75 millions de conversations et de mails d’autorités et de
citoyens français ont été écoutés et lus, sans que cela provoque d’ailleurs de grandes protestations.
Surtout, quand un cadre d’Alstom était incarcéré, on a sorti 1,5 million
de mails à charge, dont son avocat a dit que leur seule lecture lui demanderait
trois ans. On comprend l’importance du système d’espionnage économique utilisé
contre nous, contre Alstom et contre la France. Cette affaire a donné lieu à un
chantage contre le président d’Alstom, qui a donc décidé, pour se sauver
lui-même, de vendre notre fleuron national dans le dos du Gouvernement. Cela a
eu pour conséquence que nous perdions 14 milliards d’euros de chiffre
d’affaires sur les 25 correspondant à l’ensemble de nos capacités
industrielles en matière électrique.
J’ai alors arraché à
M. Valls le fameux décret du 14 mai 2014, réplique du dispositif
américain, qui permet le contrôle souverain des projets de rachat d’entreprises
françaises d’intérêt stratégique. J’ai été autorisé à m’en servir seulement en partie dans
l’arbitrage final qui a eu lieu avec le président de la République, ses
collaborateurs, le Premier ministre et les ministres de l’économie, des
finances et du travail, mais je n’ai pas été autorisé à m’en servir pour
bloquer la vente. Je pense qu’elle aurait dû l’être, la preuve étant que l’on
est en train de racheter l’entreprise à un prix défiant toute concurrence à la
hausse. Surtout, bloquer la vente aurait été utile parce que nous
aurions pu avoir une autre stratégie pour Alstom, notamment européenne.
Nous étions face à des Américains qui avaient décidé de faire de la croissance
externe en utilisant les méthodes déloyales que j’ai indiquées tout à l’heure
pour acheter Alstom à la casse. Nous avons perdu énormément dans cette
mésaventure, singulièrement les turbines Arabelle, achetées partout
aujourd’hui, y compris par Rosatom – je vous rappelle que le nucléaire
n’est pas sous sanctions pour la Russie. Nous avons aussi perdu
l’hydraulique ; une très importante usine à Grenoble est sous contrôle
américain ; les centres de décision nous échappent donc. Il en est de même
pour les réseaux électriques.
Sur l’Etat
actionnaire
M. le
président Raphaël
Schellenberger. Quel était le comportement de l’État actionnaire d’EDF
lors de votre arrivée au ministère ?
M. Arnaud
Montebourg. L’État actionnaire a un comportement contradictoire dans tous
les secteurs – cela vaut aussi pour l’aviation et Air France. L’État
actionnaire a une politique de transition énergétique, une politique de
tarification énergétique et une politique financière visant à obtenir des
dividendes ; tout cela conduit à des conflits permanents. Plus nombreux
sont les acteurs, plus ces conflits se manifestent, si bien que, finalement,
disons-le clairement, il n’y a pas de politique. Il faut donc unifier les
points de décision de la politique énergétique, de la politique industrielle de
l’énergie et de la politique financière de ces entreprises – doivent-elles ou non verser
des dividendes ? Chacun comprend la contradiction : l’État, parce
qu’il veut des dividendes, augmente les prix, mais le même ministre de
l’énergie dit au contraire ne pas vouloir de prix trop élevés, sinon il se fera
remonter les bretelles aux prochaines élections. Mieux vaut donc éviter des
acteurs trop dispersés : c’est ma suggestion.
Sur le
rôle de RTE et l’idéologie Negawatt
M. Antoine
Armand, rapporteur. Vous avez indiqué que RTE prévoyait alors la
stagnation ou la baisse de la consommation d’électricité et que l’hypothèse
politique prévalant était que la consommation d’électricité baisserait
tendanciellement grâce aux économies d’énergie. Pourtant, votre prédécesseur,
M. Éric Besson, avait chargé la commission Énergie 2050 de proposer
des scénarios relatifs aux tendances possibles de consommation d’électricité,
et nombre d’entre eux anticipaient une hausse de la consommation d’énergie qui
impliquait forcément une production accrue. Avez-vous eu connaissance de ces travaux ? Ont-ils
été présentés au collège gouvernemental ?
M. Arnaud
Montebourg. Non, et
je le regrette. M. Besson, qui n’est pas venu à la transmission des
pouvoirs, aurait pu m’en faire testament et m’alerter ; il n’a pas cru
devoir le faire, j’ignore pourquoi, et je n’ai donc pas eu connaissance de ces
travaux. Cela se fait dans les transmissions républicaines, quelles que soient
les sensibilités, et M. Besson avait fréquenté les mêmes bancs de
l’Assemblée nationale que moi-même et mes collègues socialistes. J’ai moi-même
transmis un testament à mon successeur : Alstom, et les plans industriels.
Certains portaient sur les bornes électriques de recharge, le véhicule
électrique, les navires écologiques, l’aviation électrique, les satellites
électriques… En fait, on était déjà dans l’électrification de la
réindustrialisation. D’ailleurs, je disais toujours : « Mais comment
fera-t-on quand, le soir à 7 heures, les gens rentrés chez eux avec leur
voiture électricité vont les brancher ? ». Il faut des centrales
nucléaires ! Pour nous, le scénario de RTE selon lequel la consommation
électrique allait diminuer était théorique et irréaliste ; je n’avais pas
besoin de faire des études ou de réunir des commissions pour savoir qu’il
faudrait augmenter la production électrique.
Il a longtemps été question du
coût du travail en France ; ce n’est plus le cas depuis les conclusions du
rapport Gallois que j’avais commandé. En revanche, la compétitivité du prix de
l’énergie est un argument très important à
l’international – attention à ne pas le perdre.
M. Antoine Armand,
rapporteur. Votre
voix est dissonante. Interrogés, vos anciens collègues nous ont plutôt répondu
que les projections et les discussions au sein du Gouvernement ou sur la base
des travaux des administrations ne conduisaient pas à anticiper l’augmentation
de la consommation. Dans les discussions interministérielles, étiez-vous une
voix isolée à ce sujet ? Aviez-vous le sentiment que vos collègues avaient
également perçu la nécessité de produire davantage d’énergie décarbonée à moyen
et long terme ?
M. Arnaud
Montebourg. En deux
ans et demi se sont succédé au ministère de l’écologie Nicole Bricq, Delphine
Batho, Philippe Martin et Ségolène Royal. En admettant qu’il y ait une
continuité dans les positions, je considère qu’ils étaient de bonne foi :
c’était leur position. Au ministère de l’économie et de l’industrie, la
nôtre était de maintenir le parc d’électrification, qui donnait d’ailleurs des
résultats. On ne casse pas un outil industriel qui fonctionne ; le reste,
c’est de la littérature. Voilà la position que je défendais. Cela peut sembler
« brut de décoffrage », mais j’assume, comme on dit maintenant.
NB à noter le plaidoyer très fort pour un ministère de l'énergie de plein exercice
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