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samedi 22 avril 2023

Commission Schellenberger : les politiques et le CEA, des experts ostracisés Audition 10 ) Yves Bréchet

 1) La fonction de Haut-Commissaire au CEA : un devoir de franchise totale

J’ai occupé la fonction de Haut-commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018, soit deux mandats de trois ans, à l’issue desquels j’ai souhaité ne pas être renouvelé. J’ai rejoint la compagnie Saint-Gobain en qualité de directeur scientifique en 2018. Depuis 2019, je préside le conseil scientifique de Framatome. J’ai conservé une activité de recherche et de collaboration avec des universités étrangères.

En quoi consiste la fonction de Haut-commissaire à l’énergie atomique ? Il est ainsi le conseiller de l’exécutif pour les questions scientifiques et techniques relatives à l’énergie nucléaire. Il peut saisir les ministres intéressés de propositions relatives à l’orientation générale scientifique et technique du CEA.

…Il est membre du comité de l’énergie atomique, qui examine toutes les questions relatives au CEAIl est le conseiller scientifique et technique de l’administrateur général du CEA pour l’orientation générale de l’établissement, ce pour quoi il est assisté d’un conseil scientifique, qu’il présideIl est responsable de la chaîne de sécurité de l’intégrité des moyens concourant à la dissuasion et ne relevant pas du ministère de la défense…

Chaque titulaire de la fonction l’exerce avec son style propre. Pour ma part, j’ai adopté un positionnement exclusivement technique, et transmis mes rapports aux autorités concernées, à l’exclusion de toute diffusion publique. J’ai théorisé cette pratique de la façon suivante : ce devoir de réserve absolu, revendiqué dès ma nomination, va de pair, à mes yeux, avec un devoir de franchise totale. Je ne me suis jamais départi ni de l’une, ni de l’autre.

Les documents émanant du Haut-commissaire sont à diffusion restreinte. Tous ont systématiquement été transmis aux conseillers techniques des ministères concernés, principalement ceux chargés de l’environnement et de l’énergie, de l’industrie, de la recherche et de la défense, ainsi qu’aux cabinets du Premier ministre et du Président de la République.

En six ans, j’ai dû rédiger ou piloter environ 4 000 pages de rapport… Haut-commissaire, n’excédant pas dix pages, portaient sur un point nécessitant une information directe et rapide. Par exemple : Sur la nécessité des RNROpportunité des petits réacteurs modulaires (SMR)Radiothérapie, Épidémiologie des cancers de la thyroïdeLes échelles de temps dans le nucléaireOpportunité de développer la filière thoriumLa participation française aux rapports du GIEC ou encore La chimie séparative au CEA et son application hors nucléaire.

 

2) Comment la cohérence d’une stratégie industrielle a cédé la place à l’opportunisme d’une stratégie de communication

 

L’électricité produite par le nucléaire est essentiellement décarbonée. Dans une optique de lutte contre le réchauffement climatique, il est absurde de dépenser des milliards pour la décarboner. Le démantèlement des centrales est une technologie certes maîtrisée, mais qui créera moins d’emplois que leur fermeture n’en supprime.

 

Le fonctionnement des centrales est sûr. La létalité de l’énergie nucléaire est faible, par comparaison avec les autres sources d’électricité, notamment les sources fossiles. La gestion des déchets est garantie par les technologies de leur vitrification et de leur stockage géologique profond, dans lesquelles la France a une avance reconnue.

 

Le problème des ressources en uranium est résolu par la technologie des neutrons rapides et par la fermeture du cycle, qui permettent d’utiliser l’uranium appauvri et de maintenir le bilan en plutonium. La filière à neutrons rapides, dans laquelle la France était pionnière, a été abandonnée en 2018, par une décision à courte vue qui restera dans l’histoire comme un modèle de stupidité ou de cynisme.

 

Il importe de comprendre comment la cohérence d’une stratégie industrielle a cédé la place à l’opportunisme d’une stratégie de communication. L’historique de la filière et l’inventaire des difficultés industrielles rencontrées permettent de mieux comprendre la situation actuelle…

Ne pas avoir construit de réacteurs pendant les vingt ans qui ont suivi (le plan Messmer) a induit une perte de compétences industrielles, une dégradation de l’outil de production et un délitement du tissu de sous-traitants, dont nous payons aujourd’hui le prix. La doctrine de libéralisation des marchés appliquée à l’électricité, dont la nature non stockable demeure à ce jour incontournable, et la démission des États européens face au besoin pourtant croissant de fournir à tous les citoyens une énergie à bon marché, a amené à une déstructuration ayant pour conséquence une situation économiquement et politiquement intenable, caractérisée par des prix négatifs et une déstabilisation des réseaux.

La gestion de l’intermittence des énergies renouvelables (ENR) et leur déploiement massif, conjugué à la perte de capacités pilotables, signalée à plusieurs reprises par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN), ont induit une grave dépendance au gaz à l’échelle européenne, présentant un risque géopolitique grave. Je pourrais ajouter aujourd’hui que l’histoire récente nous en donne la preuve.

Le prix à payer pour ces erreurs historiques sera lourd. La destruction, à l’heure même de l’urgence climatique, de ce qui a été un fleuron industriel du pays et qui constitue l’un de ses meilleurs atouts dans la lutte contre le dérèglement climatique, l’absence de stratégie claire de remplacement du parc dans le domaine électronucléaire, le sacrifice d’outils industriels amortis et au fonctionnement sûr, la confusion entretenue entre la lutte contre le réchauffement climatique, qui suppose une décarbonation de notre énergie, le manque de lucidité sur les liens organiques entre la dissuasion nucléaire et la propulsion, et les technologies industrielles civiles, tout cela relève au mieux de l’ignorance, au pire de l’idéologie.

3) L’arrêt de la filière à neutrons rapides ou l’étranglement discret du nucléaire

Sauf à supposer que personne, dans les ministères et les administrations, ne lit les rapports techniques, la décision d’arrêter le projet Astrid a été prise en connaissance de cause. J’ai rédigé quatre notes à ce sujet. Le CEA a remis, lors d’une réunion interministérielle, un dossier très complet, tant sur les aspects techniques du projet que sur ses implications industrielles et en termes de relations internationales, concernant notamment les collaborations initiées avec le Japon. J’ai de surcroît remis un rapport détaillé sur les options de fermeture du cycle et son état de maturité.

La note que je vais vous lire date d’août 2017, soit juste avant que la décision ne soit officiellement prise. Elle remet en perspective la décision à prendre, à l’aune de soixante-dix ans d’investissement du contribuable, et décrit, en des termes non techniques, les conséquences de la décision qui était sur le point d’être prise.

La question de la fermeture du cycle des matières nucléaires constitue une illustration de la nécessité d’une instruction technique approfondie des dossiers. La fermeture du cycle vise à éviter l’accumulation des déchets nucléaires, principalement constitués de plutonium, et à tirer le maximum d’énergie des matières premières issues du minerai d’uranium.

Il se trouve que les réacteurs à neutrons rapides (RNR) sont capables de brûler tous les isotopes du plutonium, donc de transformer ce déchet en ressource, et peuvent également brûler l’uranium naturel et l’uranium appauvri. Ils peuvent donc transformer les déchets en ressource et consommer toutes les matières fissiles issues de la mine.

À l’heure actuelle, personne n’est capable de dire quelle proportion d’énergie décarbonée non nucléaire est compatible avec nos sociétés industrielles. On ne sait pas quelles sont les capacités de stockage réalistes. On ne sait pas quelles modifications du réseau de distribution sont indispensables. On ne sait pas quelle part de production et de consommation localisées est compatible avec un mix énergétique donné. Quant à la production d’électricité décarbonée à partir d’énergies fossiles, rendue possible par un stockage de masse du CO2, elle est à ce jour un vœu pieux.

Quoi qu’il en soit, l’utilisation, même « modérée », du nucléaire impose de fermer le cycle, sous peine de laisser la filière nucléaire s’étouffer sous ses propres déchets. Ne pas fermer le site condamnerait à terme le nucléaire dans notre pays.

Renoncer à cette option sans le dire forcerait la décision politique de façon malhonnête, en donnant de facto au nucléaire un statut d’énergie de transition. La conserver préserve au contraire la possibilité de l’usage du nucléaire dans la proportion qui sera nécessaire, car, à tout moment, les flux de matière entrant et sortant seront équilibrés, sans accumulation s’agissant des déchets non ultimes. Ne pas fermer le cycle, c’est rendre le nucléaire non viable car non durable. C’est irresponsable et politiquement indéfendable, car cela prive le politique d’une marge de manœuvre et revient de facto à décider à sa place…

L’arrêt du programme Astrid a été pris au plus haut niveau de l’exécutif, par le Président de la République et le Premier ministre. Toutes les informations étaient disponibles et ont été sciemment ignorées.

4) Les relations entre expertise scientifique et politique

Pourquoi, en six ans de mandat et malgré mes demandes réitérées, le comité à l’énergie atomique n’a-t-il été réuni que deux fois, dont une seule dans sa configuration légale, et non chaque année, comme il l’a été s’agissant du nucléaire militaire, soit dit en passant ? Pourquoi est-il rarissime de recevoir un retour sur un rapport technique ? Pourquoi tant de rapports, tels le rapport d’Escatha-Collet-Billon, disparaissent-ils sans laisser de traces ? Pourquoi les avis réitérés de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies sont-ils reçus dans un silence poli ?

Ces dysfonctionnements ont des causes profondes.

La première est malheureusement l’inculture scientifique et technique de notre classe politique. Au temps de la génération qui a reconstruit le pays, les élèves de l’ENA recevaient un cours de Louis Armand, arrière-grand-père de votre rapporteur, sur les sciences et les technologies de la France industrielle. Il faut avoir eu ce cours en mains pour comprendre ce que cela signifiait. Sans faire d’eux des ingénieurs, il leur donnait la mesure du problème. Cette connaissance les rendait bien plus efficaces que ne le sont des ingénieurs n’ayant d’ingénieur que le titre.

La seconde est le rôle des conseillers techniques dans les cabinets ministériels. Quel que soit le prestige de leur diplôme, ils sont censés conseiller, sur des sujets qu’ils ne maîtrisent généralement pas, un ministre qui ne se pose même pas la question. Trop souvent, leur préoccupation première est de ne dire à leur ministre que ce qu’il a envie d’entendre, pour ne pas nuire à leur carrière à venir. Il n’est guère surprenant que lesdits conseillers ne manifestent qu’un enthousiasme limité à l’idée de réunir un comité à l’énergie atomique qui aurait tôt fait de mettre à jour leurs lacunes.

Au fond, par-delà la question du nucléaire et de la souveraineté énergétique, c’est l’instruction scientifique et technique des dossiers politiques qui doit être repensée de fond en comble. Que les corps techniques de l’État forment correctement leurs jeunes au lieu de se contenter d’être les chiens de garde de chasses gardées ! Que les conseillers soient en état de conseiller, ce qui suppose qu’ils réapprennent à analyser le fond des dossiers et à l’éprouver auprès des experts qui leur font rapport, au lieu d’être nommés sur la foi d’un titre fraîchement acquis !

De telles instances existent ailleurs, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, et fonctionnent. J’ai eu à examiner les rapports Quadriennal Energy Review (QER) et Quadriennal Technology Review (QTR) sur la transition énergétique produits sous la présidence de Barack Obama

Le comité civile de l’énergie atomique M. le président Raphaël Schellenberger. Je résume. Le comité civil de l’énergie atomique, qui, selon la loi, doit être réuni une fois par an,…MYves Bréchet. Sous la présidence du Premier ministre.  M. le président Raphaël Schellenberger. …n’a, à votre connaissance, été réuni que deux fois depuis 2012. M. Yves Bréchet. Oui.

 

Je l’ai vu réuni une fois à mon arrivée, présidé par Mme Fioraso, qui était ministre de la recherche_pas par le Premier ministre –, puis une seconde fois sous la présidence de Manuel Valls, Premier ministre. Ce sont les deux seules fois, en six ans, où je l’ai vu réuni ; à ma connaissance, il ne l’a pas été depuis que je suis parti.

L’État est une merveille qui est capable de faire fonctionner ses propres institutions contre ses  propres lois. Je trouve cela absolument fascinant.

J’ai mis longtemps à comprendre la raison pour laquelle le comité n’était pas réuni. Chaque année, je demandais qu’il le soit et, chaque année, les conseillers des ministères disaient « c’est compliqué, ça n’intéresse pas les ministres, on ne trouvera pas de date dans l’emploi du temps ». J’avais beau leur dire que c’était dans les textes, que la loi l’imposait, rien n’y faisait.

En fait, c’est très simple : quand vous n’instruisez pas correctement les dossiers, vous n’avez sûrement pas envie que des dossiers correctement instruits par des gens qui connaissent le sujet – même si vous pouvez les accuser d’être biaisés – arrivent sous les yeux de ceux qui vous considèrent comme conseillers. Donc la structure a été vidée de son contenu. Le dysfonctionnement de l’analyse scientifique et technique des dossiers en ce qui concerne l’énergie atomique – j’espère que ce n’est pas vrai partout – se manifeste aussi dans le dysfonctionnement organisationnel.

Atouts et faiblesses de la filière nucléaire

La filière électronucléaire française demeure un atout du pays. En héritage de décennies d’investissement, les compétences scientifiques et techniques demeurent au sein du CEA, d’EDF, de Framatome et d’Orano. Lorsqu’elles sont mobilisées dans un contexte où l’outil industriel est fiable et la réglementation stable, par exemple en Chine et au Royaume-Uni, nous voyons que l’atout industriel existe encore et reste de bon niveau.

Toutefois, il faut bien admettre que les tergiversations multiples des gouvernements successifs dans la politique nucléaire ont grandement endommagé la réputation de la France comme partenaire fiable – mais pas son image de ressource de compétences « à pomper », ce qui n’est pas exactement la même chose qu’un partenariat. En ce qui concerne l’industrie nucléaire à l’export, les pays qui gagnent sur les marchés internationaux sont ceux dont la filière est fortement soutenue par leur État, comme le démontrent les exemples de la Corée du Sud, de la Russie, de la Chine et à présent des États-Unis.

Le drame de l’électronucléaire français, qui est techniquement solide s’il est associé à un tissu industriel mobilisé, a trois causes. Tout d’abord, la perte, depuis une trentaine d’années, du tissu industriel et des compétences en matière de gestion des très grands projets, dont nous n’avons pas fini de subir les conséquences dans de nombreux secteurs. Ensuite, l’absence de politique claire et la multiplication de discours non suivis d’actions concrètes depuis plusieurs années – le contraste avec le plan Messmer est cruel. Tant qu’il n’y aura pas de politique claire avec des engagements clairs et concrets dans la durée, le domaine du nucléaire restera en dessous de ce qu’il doit être. Enfin, la conjonction de flottements décisionnels, de politiques pusillanimes, de dirigeants d’entreprises ayant peur de leur ombre et de froisser le prince, et la démultiplication d’autorités de sûreté dont le travail de qualité est entravé par des communications intempestives. Tout cela rend très difficile la conduite d’une politique industrielle et énergétique rationnelle, et amène à mettre hors service, au pire moment, des outils industriels qui pourraient remplir leur fonction de façon tout à fait sûre.

Les atouts restants du nucléaire français peuvent et doivent contribuer à la souveraineté industrielle et énergétique du pays, ce qui suppose – j’espère que votre commission d’enquête fera passer ce message – de prendre enfin le taureau par les cornes. Il faut prendre conscience du caractère essentiel de l’énergie et de l’atout que nous avons en mains en cessant de le sacrifier à une soumission sans discernement à des intérêts qui ne sont pas les nôtres. Il faut comprendre enfin la temporalité des actions : on répond aux exigences du jour avec les technologies disponibles, on prépare l’avenir par la recherche, on réalise aujourd’hui par les investissements qui ont été décidés hier.

Il faut nommer aux postes clés des personnes compétentes et courageuses ayant le sens du bien public.

Ce sont des Marcel Boiteux, des Michel Hugues, des Jean-Claude Leny, des André Giraud, des Robert Dautrey qu’il faut mettre aux manettes ! Je suis persuadé qu’ils existent encore, mais on ne les trouve pas courbés dans les couloirs des ministères ni pliés dans les valises des compagnons de route.

Sur le CEA et les ENR

La mutation du CEA en Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEAEA) témoigne de cet opportunisme et de la volonté de l’établissement, grande maison aux volontés impérialistes nullement négligeables, de préempter ce sujet chéri dans les ministères. Au sein du CEA, les ENR constituaient un État dans l’État, dont le patron avait son rond de serviette au ministère. En revanche, la défense de son action dans le domaine du nucléaire civil, qui n’était pas bien en cour, a été une lutte de tous les instants, menée courageusement par les deux administrateurs généraux avec lesquels j’ai travaillé.

Sur la sécurité, l’IRSN et l’ASN

La démultiplication d’autorités de sûreté dont le travail de qualité est entravé par des communications intempestives.

Disposer d’une autorité de sûreté indépendante comme l’ASN est un atout. Mais la concurrence médiatique à laquelle se livrent l’ASN et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) n’est pas une bonne idée.

Le nucléaire est le seul domaine où l’on considère qu’une instruction sera meilleure si elle est réalisée sur la place publique. Le secret de l’instruction vise au contraire à mener un examen critique dépassionné des sujets. Autant il semble sain que les dossiers instruits sortent sur la place publique, autant exposer le problème revient à encourager le catastrophisme, ce qui a des conséquences délétères.

En tant qu’ingénieur, lorsque je suis confronté à un défaut dans les matériaux des centrales, je m’interroge non sur la non-conformité au règlement, mais sur la dangerosité du défaut, pour estimer s’il appelle une action immédiate, avant l’hiver. Puis, j’essaie de le reproduire pour en trouver les causes. Cela se fait calmement, hors de l’arène, de façon à parvenir à une décision qui tienne debout….

 


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