Europe de la recherche et de l’innovation : tout jeter, tout rebâtir ?
Trois faits, un lien
En mai 2010, des inspecteurs financiers de la Commission Européenne ont mis en cause le CNRS pour des recherches financées par le 6ème PCRD (Programme cadre de recherche et de développement, 2002-2006). En conséquence, Bruxelles a réclamé à la France une somme de l'ordre de 70 millions d'euros au titre d'erreurs systématiques imputées à 886 projets sur la base de l'examen de dix-huit d'entre eux. Ce ne sont pas mes résultats qui ont été mis en cause, le CNRS ayant même accompli davantage que ce qui lui avait été demandé. Non, ce qui a valu ces 70 millions de francs d’amende, c’est le fait que les chercheurs n’aient pas correctement et bureaucratiquement rapporté le temps de travail affecté à chaque projet –je crains que la mesure précise du temps de cerveau de chercheur disponible et efficace ne présente quelques difficultés méthodologiques d’importance. Il semble que le gouvernement français, qui semble-t-il n’aime pas beaucoup le CNRS n’ait pas protesté et se soit acquitté de l’amende.
En septembre 2010, la revue La Recherche publie un article fort documenté sur le programme ITER (construction d’un prototype de réacteur à fusion nucléaire). Le budget estimé de ce projet, piloté par l’Union Européenne, qui en est le partenaire majoritaire avec 45% des parts (le reste comprenant notamment les USA, la Russie , la Chine , le Japon…) est passé de 6 milliards d’euros estimé en 2006 à 16 milliards en 2010, et ceci avant même que la première pierre ne soit posée. C’est une dérive inouïe, ahurissante ! (pour mémoire, le surcoût du grand collisionneur de hadrons (LHC), au CERN, n’a été finalement que de 22% pour un budget initial de 1.6 millliards…mais là ce n’était pas géré par l’Union Européenne). Les réponses de Bruxelles aux questions du journaliste de La Recherche sont proprement ahurissantes. Les responsables européens de l’organisation ITER commencent par mettre en cause l’augmentation du coût du béton et de l’acier, avant de se rétracter, puis de parler du dispositif anti-sismique, puis finissant par avouer qu’ils ne contrôlent rien… pas même le coût de leur propre organisation, qui augmente aussi dans des proportions himalayennes. Il faudrait d’ailleurs vraiment se pencher sur la pertinence du programme ITER et probablement décréter d’urgence un moratoire. Les deux Prix Nobel français récemment disparus, Pierre-Gilles De Gennes et Georges Charpak ne croyaient pas à sa faisabilité et pensaient qu’il valait mieux relancer les recherches sur la surrégénération en partant des acquis du programme Superphénix. Les chercheurs n’ont tout simplement aucune idée sur la façon d’obtenir un matériau résistant à 100 millions de degrés (!), pourtant indispensable au projet. Ceux qui comparent le projet à la mise au point de la bombe atomique ou à l’exploration lunaire trompent ou se trompent : lorsque ces projets ont été lancés, il n’y avait aucune barrière technologique importante non résolue. En tout état de cause, les instances européennes font preuve d’une incapacité évidente à gérer ce projet et d’un dilettantisme monstrueux, voire d’un cynisme scandaleux : alors qu’ITER en dérive pompera l’essentiel du budget européen de recherche, la commission affirme « prélèvement ou pas, le budget de la recherche continuera d’augmenter chaque année » !
En septembre 2010, le gouvernement français a annoncé la reprise d’Alcan EP par un fond d’investissement américain Apollo avec l’aide du Fonds Stratégique d’Investissement (FSI) qui prend 10% du capital. Cette participation est censée garantir le maintien en France des centres de décisions, de recherche et développement, des 12 sites existant et de 5000 salariés. Qu’est-ce qu’Alcan EP ? Ce qui reste de l’ancien Péchiney, après reprise par Alcan, puis par Rio Tinto. Péchiney, fondée en 1855, géant français de l’aluminium et fleuron technologique représentait en 2002 2.6 milliards d’euros de chiffre d’affaire et comptait 8000 salariés. En 2000, Péchiney, en position de force, devait fusionner avec Alcan et Algroup pour former un champion international estimé à 22 milliards de dollars. Cette fusion a été refusée par la Commission Européenne au nom de la protection de la libre concurrence, ce qui a entraîné la disparition du groupe fançais. L’intervention du FSI, cher à Nicolas Sarkozy, permet aujourd’hui de sauver et de récupérer en France une partie des activités et du savoir-faire de l’ancien Péchiney ; c’est appréciable, mais cela ne peut guère passer pour de la politique industrielle :tout juste un bricolage d’urgence. Que de temps et d’occasions perdues à jamais, de savoir accumulé au cours du temps et gaspillé à jamais à cause du dogmatisme, de la bêtise de la Commission européenne. Un véritable sabotage !
Qu’ont de commun ces trois faits ? Ils montrent à quel point l’Europe de la Recherche n’est pas positive, pas même nulle, mais négative. Elle n’a pas favorisé l’emploi scientifique, mais la prolifération d’une bureaucratie parasitaire et l’explosion d’officines publiques ou privées, parfois à la limite du trafic d’influence, destinées à guider start-up, PME et universitaires dans un maquis impénétrable de subventions et un univers absurde. Elle s’avère absolument incapable de gérer des projets d’importance - heureusement que le Cern et l’Agence Spatiale ne l’ont pas attendue. Imposant d’improbables et fantaisistes collaborations basées sur l’idée que tous les pays européens doivent faire la même chose, elle va au rebours de la stratégie d’innovation reconnue comme la plus efficace, la construction de pôles de compétitivité s’appuyant sur des savoir-faire et des points forts locaux. Surtout, au nom de la sacro-sainte concurrence, l’Europe provoque systématiquement l’échec de toute tentative sérieuse de politique industrielle et d’innovation ; elle a ainsi notamment entraîné l’échec de l’Agence pour l’Innovation Industrielle, issue du rapport Beffa, favorisant collaboration entre grandes entreprises et start-up autour de programmes stratégiques d’innovation centrés sur des ruptures technologiques par des contrôles trop longs et trop tâtillons, ainsi que par la limitation des financement, retombant ainsi dans le défaut auquel l’agence devait remédier : le saupoudrage.
La contradiction entre l’idéologie de la libre concurrence et l’innovation
Il existe d’ailleurs un antagonisme partiel certain, mais peu discuté, dissimulé peut-être car non-libéralement correct, entre libre concurrence et innovation. Une preuve essentielle en est le mécanisme du brevet, indispensable à la recherche et à l’innovation, qui assure bel et bien un monopole à l’inventeur contre la publication de sa découverte. D’ailleurs, il est bien certain que la durée de cette protection devient, en de multiples domaines, au premier plan desquels celui de la santé, insuffisant pour assurer un juste retour sur investissement à des recherches de plus en plus longues et coûteuses. Si l’Europe agissait selon le principe de subsidiarité qui en fonde la légitimité, c’est sans doute le geste le plus utile qu’elle pourrait faire en faveur de la recherche : mettre en place et promouvoir au niveau international une extension de la durée des brevets.
D’autre part, seuls des monopoles ou des oligopoles privés ou publics, ont la possibilité de financer des recherches fondamentales et des innovations de rupture. En démantelant ATT/Bell Telephone au nom de la libre concurrence, le gouvernement américain s’est privé d’une organisation qui a inventé le transistor, la cellule photovoltaïque, le système d'exploitation UNIX et… découvert le rayonnement de fonds cosmographique, le maintenant célèbre « visage de Dieu ». Nous n’étions pas forcé de suivre cette voie-là. Si le monopole c’est l’invention et la recherche fondamentale, il est vrai qu’il n’assure pas toujours le développement des résultats de sa recherche car il n’y a pas suffisamment intérêt. Là apparaît la nécessité de stimuler la concurrence et il est alors relativement de le faire par des lois et des dispositifs appropriés.
Faut-il encore un autre exemple ? L’histoire des sciences nous l’apporte en la personne de Roberval (1602-1675). Professeur de mathématiques au Collège Royal, sa chaire était soumise à renouvellement tous les trois ans. En bonne logique, cet excellent mathématicien ainsi soumis en quelque sorte à la libre concurrence, accumula les découvertes qu’il gardait soigneusement sous le coude…pour se les réserver le jour où un éventuel concurrent se présenterait contre lui. Pendant 41 ans, Roberval donc découvrit beaucoup et publia peu.
Proposition pour rebâtir l’Europe de la connaissance
1) L’objectif du programme de Lisbonne – encourager l’innovation, faire passer les dépenses de recherche et développement à 3% du PIB - doit être réaffirmé et l’échec total de la politique européenne actuelle vis-à-vis de cet objectif doit être constaté. Il faut complètement reconstruire l’Europe de la recherche - et ce n’est pas vrai que pour la recherche. Je conçois que ceux qui l’ont construite avec parfois beaucoup de ténacité et de courage en conçoivent quelque amertume, mais le constat d’échec doit être fait et des conclusions tirées. Sans cela, pas d’avenir européen et toute la construction Européenne ne tardera pas à disparaître dans la misère et la colère des peuples.
2) L’Europe de la recherche doit être reconstruite de la base vers le sommet et non l’inverse
3) L’Europe doit donner une priorité absolue à la recherche et à l’innovation, qui sont les progrès et les emplois de demain par rapport au dogme de la libre concurrence. Elle doit reconnaître que les situations de monopole ou d’oligopole peuvent constituer provisoirement un terrain indispensable à des innovations de rupture, nécessitant des investissements intensifs (par exemple, développement de nouvelles énergies nucléaires ou basées sur l’hydrogène) et ne pas entraver les regroupements et stratégies industrielles nécessaires.
4) Les instances européennes ne doivent pas gérer de programmes de recherche, elles en sont incapables. Les programmes internationaux doivent être gérés par des conseils scientifiques ad hoc, comme c’est le cas pour le CERN.
5) Les instances européennes ne doivent pas directement financer la recherche. Elles représentent un échelon bureaucratique superflu dans un paysage déjà tellement complexe que la recherche de financement devient, devant la recherche proprement dite, la mission principale des directeurs de laboratoires et d’instituts. C’est un énorme gaspillage que de reprendre au niveau européen une politique de saupoudrage de crédits de recherches, déjà inefficace au niveau national.
6) L’Europe doit cesser d’imposer des collaborations artificielles ; au lieu de viser à ce que tous les pays fassent mal la même chose, elle doit favoriser la constitution de clusters de compétences.
7) L’Europe doit identifier, évaluer et promouvoir les actions reconnues comme positives en faveur de la recherche et de l’innovation effectuées par les états membres- ou non. Ainsi :
8) L’Europe doit encourager la formation de pôles de compétitivité dans les états membres et favoriser la coopération entre ces pôles ;
9) L’Europe doit encourager dans les états membres la formation d’agences de types Agence pour l’Innovation Industrielle, capables de favoriser des innovations de rupture par le regroupement d’entreprises fonctionnant en réseau et des incitations adéquates d’un niveau suffisant (par exemple avances remboursables en cas de succès) lorsque le fonctionnement normal du marché ne le permet pas ( ce qui est assez souvent le cas – quel opérateur privé aurait financé le nucléaire d’hier, financera le nucléaire de demain ou l’énergie de l’hydrogène ?). L’Europe devra favoriser le travail de ces agences (et notamment s‘abstenir de les brider au nom de la politique de concurrence) et leur coopération.
10) L’Europe doit encourager et promouvoir une politique de type crédit impôt recherche, outil essentiel pour encourager le développement et la localisation des activités de recherche sur les territoires européens, même si celui-ci doit être davantage orienté vers les PME.
11) L’Europe doit encourager dans chaque pays la formation d’un conseil de la politique des sciences et de la technologie se prononçant sur les grandes options stratégiques et regroupant les principaux responsables politiques, comme c’est la cas en Finlande, le seul pays européen à remplir les critères de l’Europe de la connaissance, définis par le traité de Lisbonne.
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