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samedi 19 février 2011

Chimie : Pourquoi tant de détestation ?

L’Actualité chimique a eu le courage, dans plusieurs de ses numéros, de s’interroger sur la place, la renommée et l’attractivité de la chimie. L’histoire des sciences, qu’on ne cultive pas suffisamment en France, peut suggérer quelques réponses. Je vous propose pour cela de partir d’Alexandrie, vers le premier siècle avant Jésus-Christ, ou bien avant encore, de Sumer, vers 1200 av. Jesus-Christ ; puis de revenir au XIXème siècle, avec la théorie positiviste de la science.

Et si c’était le progrès qu’on reproche à la chimie ?

A Alexandrie, vers 100ap. J.C. vivait Marie La Prophétesse. Tous les chimistes devraient la connaître puisqu’on lui doit le plus humble de tous les instruments, qui porte encore son nom, le bain Marie ; et aussi d’autres instruments plus élaborés, tels que le tribikos et le kerotakis, qui permettaient de sublimer des minéraux, de les purifier, ou encore de préparer des alliages, oxydes ou sulfures métalliques. Marie étudia systématiquement et décrivit l’action des vapeurs de soufres de mercure et d’arsenic sur différents métaux. Elle savait préparer des sulfures métalliques, puis les réduire, obtenant ainsi des métaux plus purs – le sulfure mixte de plomb et de cuivre a été longtemps appelé poudre de Marie. Enfin, spécialité fort appréciée, elle a décrit des traitements qui renforcent l’éclat des pierres précieuses.
C’est dans les textes de Marie qu’on trouve la première formulation, très claire, de ce qui deviendra le dogme central de l’alchimie, mais rappelons tout d’abord que, chimiste ou alchimiste, Marie apparaît à travers ses textes comme une véritable scientifique. La théorie est confrontée à des expériences, décrites avec précision,  l’exposé est exotérique et non ésotérique. Il n’y a pas un vocabulaire spécial et complexe, volontairement trompeur, destinés à de seuls initiés ; mais bel et bien des textes et des expériences que chacun, ou au moins, tout homme ou toute femme de l’art, devrait pouvoir comprendre et reproduire.
Quel était, très simplement,  ce dogme central de l’alchimie ? Il existe, pour les minerais et les métaux,une échelle de perfection qui va des minerais des métaux les plus communs vers les métaux eux-mêmes et ensuite vers l’argent et l’or, l’or qui est l’essence du métal, le métal porté à sa perfection. Dans la nature, les minéraux et métaux évoluent lentement vers les formes les plus nobles ; l’art de l’alchimiste consiste à accélérer cette évolution naturelle par des procédés artificiels. Il est ainsi capable de transmuter les éléments pour les amener à une perfection plus grande, donc déjà d’extraire les métaux purs de leurs minerais puis, à la fin ultime du processus, de les transformer en or.
Nous voyons bien que cette doctrine est porteuse d’une idée extrêmement importante. L’alchimie - la future chimie-, est la seule science qui se soit d’emblée définie comme une science de la transformation. Les mathématiques et l’astronomie, premières apparues, étaient des sciences d’interprétation, voire de contemplation. Cette idée qu’il existe une évolution du corrompu vers le plus pur et le plus noble, ou si l’on préfère, que l’âge d’or n’est pas derrière nous, mais devant nous, et que l’homme, par la technique et la science, peut  accélérer l’évolution vers cet âge d’or, c’est tout simplement l’idée de progrès telle qu’elle triomphera en Occident.
Il est donc peut-être vain d’énumérer les bienfaits de la chimie, les médicaments, la métallurgie, la pétrochimie, les polymères, la compréhension et la maîtrise de la biologie. Lorsqu’ils ciblent la chimie, les adversaires du progrès ne se trompent pas : c’est à la science qui a donné l’idée même de progrès qu’ils s’en prennent.

Une science féminine, impure ?

Il existe à l’alchimie une origine légendaire, les louches manipulations des prêtres égyptiens multipliant leur richesse par la fabrication de faux or. A la chimie, il existe une origine certaine, plus ancienne. Les premiers textes de chimie dont nous disposons sont inscrits sur des tablettes d’argiles en caractères cunéiformes et datent de 1200 av. JC. Ce sont des recettes pour la fabrication de cosmétiques et ils sont l’œuvre d’une femme, Tappouti, qui dirigeait la fabrique de parfum du palais de Babylone et pratiquait déjà des techniques d’extraction, d’entraînement par la vapeur et de distillation. Dès son origine, la chimie fut une science assez largement féminine. Que l’on compare avec les mathématiques ou la physique, dont, dès l’époque classique athénienne, les femmes sont exclues comme elles le sont de la philosophie ! Cette histoire n’avait pourtant rien d’écrit a priori, car enfin il semble que les femmes étaient acceptées à égalité avec les hommes dans les communautés pythagoricienne où est née, avec la mathématisation du monde, la physique telle que nous la connaissons ( le « Tout est nombre » des Pythagoriciens annonçant « La nature est écrite en langage géométrique »de Galilée). Mais l’extraordinaire misogynie du grand siècle athénien (-450, -350) nous a appris avec Aristote que le cerveau plus petit des femmes les rendait moins aptes aux spéculations mathématiques et physiques et avec Hippocrate que leurs humeurs étaient guère compatible avec la science (d’où Kant encore, plus de deux mille ans après «« les femmes n’apprendront jamais la géométrie », science trop sèche pour leur caractère humide). Ajoutons à cela le caractère véritablement quasi-religieux de la physique, bien pointé par Margaret Wertheim (Pythagoras Trouser’s,Norton, 1997).  Pour Kepler « la géométrie est éternelle comme l’esprit de Dieu, est Dieu lui-même », Newton basait sa conception absolue de l’espace et du temps sur l’existence de Dieu, Einstein combattait la mécanique quantique en affirmant que « Dieu ne joue pas aux dés », le physicien Lederman défend les crédits de sa discipline en affirmant partir à la recherche de la « particule de Dieu » (le boson de Higgs) et George Smoot voit « le visage de Dieu » dans le rayonnement de fonds cosmique. Bref, sans toujours en avoir trop conscience, la physique, explique Margaret Wertheim a un fort contenu clérical, le physicien se voulant  le déchiffreur d’un projet divin, d’où le baroque règlement des premières académies de physique comme les Lincei, imposant la chasteté à  leurs membres. La chimie n’a eu ni ces prétentions, ni ces bizarreries ; mais, dès l’origine, science largement féminisée, science féminine, science de l’artifice, trompeuse, du maquillage de la réalité et de l’amélioration de la nature …elle ne pouvait que mériter la suspicion en laquelle elle est tenue.

Une science inférieure ?

Une explication assez largement répandue sur le discrédit de la chimie remonte au positivisme d’Auguste Comte, qui en aurait fait une science inférieure aux mathématiques et la physique. Rétablissons d’ailleurs tout de suite une légende : Comte ne s’est jamais opposé à la théorie atomique de la matière « parce qu’on ne peut pas voir les atomes ». Bien trop bon connaisseur et philosophe des sciences pour cela , il combattait au contraire l’empirisme (« radicalement impossible à notre espèce ») et soutenait la nécessité de doctrines provisoires, éventuellement destinées à être réfutées. Cette légende provient de Marcelin Berthelot, positiviste et opposé aux théories atomiques ; mais d’autres chimistes, également attirés par le positivisme, tel Würst, étaient eux atomistes. Après avoir défini la science comme connaissance positive (réelle, certaine, précise – « de précision compatible avec les phénomènes », relative –ne s’occupant que des relations entre les phénomènes, et non des causes initiales ou finales-, organisatrice), Comte propose en effet une échelle encyclopédique des sciences (mathématiques, physique, chimie, biologie, sociologie- remarquons l’absence de la psychologie, l’homme n’est compréhensible et sujet de science qu’en sociétés !). Mais il ne s’agît nullement d’une échelle de valeur ! Il s’agît d’abord d’une échelle historique qui indique que les sciences sont successivement entrées dans l’ère positive dans l’ordre de l’échelle encyclopédique. C’est aussi une échelle pédagogique : un spécialiste d’un échelon donné doit connaître les grandes méthodes et les grands résultats des sciences placées avant. Ainsi un bon chimiste doit connaître les mathématiques et la physique, un bon biologiste les mathématiques, la physique et la chimie, et un bon sociologue toutes les sciences (ce qui entre parenthèse les protègerait de mystifications du style Sokal, publiant dans une des principales revues de sociologie un article proposant les principes de la  mécanique quantique comme base d’une nouvelle sociologie). En effet, cette conception de l’échelle de Comte a fortement imprégné l’organisation de notre enseignement, mais il faut tout de suite préciser que Comte est anti-réductionniste, qu’il indique bien que chaque science de l’échelle est irréductible à la précédente et introduit un degré de complexité supplémentaire – avis aux sociobiologistes ! Quant au statut des mathématiques, il reconnaît que les mathématiques sont certainement le berceau des sciences, mais « qu’un berceau ne saurait être un trône » ; et par ailleurs, il invite à se méfier de l’abus des mathématiques et de la fausse précision qu’elles semblent apporter lorsqu’elles sont mal employées (La philosophe Juliette Grange s’est amusée à recenser les qualificatifs que Comte applique aux prétentions abusives des mathématiques : vain, scolastique, absurde, officiel, puéril, vicieux, vulgaire, dégradant, aveugle, c’est une usurpation, un ergotage, une  anarchie…). En ce qui concerne la chimie, ce qui ressort le plus clairement de l’échelle positiviste, c’est qu’elle est une science centrale, relativement complexe, qui fait la jonction entre les sciences des objets inanimés et les sciences du vivant.

Ce bref voyage historique permet, je crois, de mettre en évidence un certain nombre de notions étroitement associées à la chimie, un champ sémantique et idéologique. Science du progrès par excellence, science féminine, impure, artificieuse, science centrale : les ennemis de la science et du progrès ne se trompent pas lorsqu’ils ciblent en priorité la chimie, et l’on ne peut défendre la science et le progrès sans défendre la chimie. Quant aux chimistes, qu’ils continuent donc à travailler, en faisant savoir davantage et sans complexes ce qu’ils ont fait, ce qu’ils font, ce qui les passionne, et ce qu’ils pensent bientôt apporter.

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