Evaluation des chercheurs/évaluation de la recherche : halte à la folie !
L’évaluation automatique, ça ne marche pas !
Merci à Cyril Labbé, enseignant-chercheur à l’Université Joseph Fourier de Grenoble, l’inventeur d’Ike Antkare, le scientifique qui en un temps record, quelques mois, a atteint un h-index (l’index bibliométrique le plus utilisé pour évaluer les chercheurs) de 90, ce qui lui donne(rait) sur la science moderne une influence comparable à celle d’Einstein. Pour cela, il a suffi à Cyril Labbé de faire écrire par un générateur de faux texte une centaine de « publications » se référant les unes aux autres et, non pas de les faire publier, mais de les placer sur le site de son université. Bravo aux scientifiques français et à leur esprit critique capable de dénoncer l’absurdité ?, l’inadéquation ?- pour rester poli- d’une des méthodes utilisées pour « évaluer » les chercheurs.
On ne peut pas dire que les chercheurs ne sont pas évalués. Au CNRS, les chercheurs doivent présenter tous les deux ans un rapport d’activité, et les autres organismes ont des procédures similaires. Cette évaluation utilise des données « prétendument » objectives, telles le h-index, mais en définitive, le jugement par les pairs a le plus souvent le dernier mot. C’est moins le cas au niveau européen, où, avec des jurys qui connaissent mal les chercheurs, les indices bibliographiques constituent une solution de facilité plus utilisée (cf par exemple Sébastien Balibar, Le Monde, 4 février 2011).
Cette pratique engendre des effets pervers : publications divisées en publications fragmentaires pour en multiplier le nombre, cours à la publication (publish or perish, mais, même si un chercheur doit évidemment publier, pendant qu’il publie, il ne cherche pas…). Plus gravement ; elle favorise le conformisme, elle décourage la véritable innovation, elle entrave la valorisation de la recherche. Si vous êtes précurseur dans un domaine encore mal connu, si vous travaillez dans une petite communauté de chercheurs, si vous ne suivez pas les modes, si vous écrivez un ouvrage fondamental et essentiel apportant un changement théorique important ou faisant le point sur un nouveau domaine plutôt que des publications, si vous vous attachez à valoriser et à transférer à l’industrie vos projets, alors vous avez toutes les chances d’être mal classés dans un système qui s’appuie de façon assez mécanique et aveugle sur les publications.
L’évaluation des chercheurs et de la recherche ne peut se réduire à un ou une série d’indices, aussi sophistiqué soient-ils. Et même la recherche appliquée ; les firmes privées qui ont eu la mauvaise idée d’évaluer leurs chercheurs au nombre de brevets déposés … ont vu leurs budget brevet exploser sans qu’augmente l’efficacité de leur recherche. Il ne suffit qu’un brevet soit déposé, encore faut-il qu’il soit réellement exploitable ; et comme l’a brillamment démontré Cyril Labbé, les chercheurs sont suffisamment inventifs pour détourner n’importe quel système d’évaluation. Ils sont d’ailleurs essentiellement motivés par l’estime de soi et celle de leurs pairs, et tout de même un peu par leur rémunération, dont le moins qu’on puisse dire est que comparée à celle d’autres secteurs- la finance, par exemple- et ramenée à la durée de leurs études, elle peut engendrer une certaine amertume.
L’évaluation, un processus difficile coûteux et incertain
Donc l’évaluation, et l’évaluation par les pairs. Mais, de toute façon, l’évaluation des chercheurs n’est pas simple ; ceci, pour des raisons qui tiennent à la multiplicité des missions telles que recensées dans un rapport de l’Académie des Sciences (8 juillet 2009, l’évaluation des chercheurs et enseignants chercheurs) : capacité à organiser, coordonner, diriger des recherches (nombre et qualité des thèses dirigées, qualité et devenir des étudiants post-doctoraux, …), rédaction de publications, de livres spécialisés, d’ouvrages de vulgarisation, traduction d’ouvrages scientifiques, direction de programmes internationaux ou présidence d’une union scientifique internationale, cours dans des écoles d’été, invitations en tant que présentateur à des conférences en séances plénières, organisation de symposiums ou de congrès internationaux de haut niveau ou de caractère innovant, participation à des comités ou agences nationales et internationales, actions auprès du grand public, sans parler de la valorisation de la recherche. Ajoutons à cela que les chercheurs ne travaillent plus isolément dans une tour d’ivoire, mais que la recherche moderne exige la multiplication des collaborations.
Même bien menées, les procédures d’évaluation se concentrent généralement sur les deux premiers items et négligent les autres, en particulier la valorisation, pourtant indispensable au maintien de la France comme puissance industrielle.
Quant à la recherche elle-même, elle est évidemment encore plus difficile à évaluer, et ce d’autant plus qu’elle a un caractère fondamental. Ainsi, les retombées d'une découverte peuvent être très lointaines, que ce soit dans le temps ou quant au domaine d'application (voir par exemple l'historique du laser) ; ou encore les résultats de recherche pris isolément ont souvent un faible impact, mais beaucoup de grandes inventions sont faites en combinant plusieurs découvertes fondamentales de domaines différent. La recherche comporte une part importante d’imprévisible : ainsi que le rappelle souvent Edouard Brezin, ce n’est pas en cherchant à améliorer la bougie que l’on découvre la lampe à incandescence. Par contre, la société, et le politique, qui la représente, ont la possibilité et même le devoir d’indiquer des buts de recherche qui leur semble important, et de mettre en place des mécanismes incitatifs.
Evaluer moins et mieux, gérer les carrières
L’évaluation de la recherche et des chercheurs est difficile, complexe, coûteuse,peu sûre ; elle doit donc être utile et il faut en être économe. Entre évaluation des projets de recherche et des chercheurs, un directeur de laboratoire peut y passer 85% de son temps (réponse aux appels d’offre et évaluations des projets de l »Agence Nationale de la Recherche , des pôles de compétitivité, des programmes européens, procédure d’évaluation des organismes de recherche et de l’Université) (Actualité chimique_janvier février 2011-Jean-Claude Bernier). Sans compter qu’il faudra bien un jour évaluer les évaluateurs !
La mode de l’évaluation des chercheurs et de la recherche a atteint un point où elle devient inutile, nocive, voir ridicule; elle devient nuisible par le temps et l’énergie gaspillée, elle reste peu utile, en raison de ses difficultés intrinsèques, et parce que les conséquences en sont rarement tirées. En ce qui concerne les chercheurs, nous n’avons pas besoin de plus d’évaluation, mais d’une véritable gestion des carrières !
En support de ces observations, la Cour des Comptes, dans un rapport remarqué, a observé que les critères actuels d'évaluation des chercheurs mettent presque exclusivement l'accent sur leurs activités de recherche en tant que telle et l’Académie des Sciences confirme : Il y a paradoxalement plutôt trop d’évaluations que pas assez dans le système français actuel : recrutement, listes de qualification, changements de corps, promotions au cours de la carrière, demandes de financement, etc.. Cette trop grande fréquence fait perdre beaucoup de temps et d’énergie, et nuit à l’impact de l’évaluation elle-même.
« L'évaluation remplit une fonction importante de conseil et d'orientation au travers, notamment, des messages personnalisés que les instances d'évaluation adressent habituellement dans la plupart des établissements aux chercheurs. Les textes prévoient, en effet, que l'appréciation écrite est portée à la connaissance des chercheurs. En revanche l'évaluation n'a que peu d'impact sur le déroulement de la carrière et la rémunération. »
L’évaluation de la recherche et des chercheurs peut être améliorée à la marge, comme le suggère l’Académie, par exemple en adjoignant systématiquement un regard extérieur à la discipline - un physicien dans des commissions de chimie. Elle doit conserver son rôle lors des recrutements, changements de corps, des promotions etc, mais il faut mettre un frein à la mode délirante de l’évaluation, sans quoi les chercheurs passeront la totalité de leur temps à s’évaluer les uns les autres. En dehors de ces cas, une évaluation tous les trois ou quatre ans suffirait- cette durée est plus en adéquation avec le temps d’évolution des projets de recherche ;
En revanche, il faut mettre en place une véritable gestion des carrières des chercheurs, favorisant les passerelles entre les instituts de recherche entre eux, entre la recherche et l’enseignement, , entre la recherche et la vulgarisation au service de la société, entre la recherche et la valorisation - les lois Allègre, permettant des détachements pour des industries ou pour créer une entreprise ont constitué un réel progrès
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