L’économiste Lester Thurow, est mort, vendredi 25 mars 2016, à l’âge de 77
ans dans sa maison de Westport (Massachusetts). Cet ancien professeur et doyen
du MIT consacré l’essentiel de sa carrière à étudier les conséquences de la
mondialisation. Il fut l’un des premiers
à souligner l’importance grandissante et
néfaste des inégalités de revenus
et un avocat infatigable de
l’investissement dans la recherche pour stimuler la croissance et dans
l’éducation afin d’anticiper l’adaptation aux ruptures économiques et
technologiques et accordant un rôle important aux gouvernements
Dans un premier blogs, j’ai essayé de résumer les idées principales de ses
premiers livres : Generating Inequality:
Mechanisms of Distribution in the U.S. Economy (1955), ou comment
l’économie libérale générait des inégalités croissantes à partir d’une “marche
au hasard” et une compétition pour les emplois et The Zero-Sum Society: Distribution and the possibilities for economic
change (1980), avec sa critique du caractère scientifique de l’économie et
la prédiction de l’accroissement des
inégalités et de la paralysie des gouvernements. Maintenant, ses ouvrages plus
récents :
Dangerous Currents: The state of economics (1983):
l’état de la science économique : pas brilliant !
Plus technique, il s’agit d’une critique cinglante et systématique du
caractère scientifique de l’économie qui recoure d’autant plus à une
mathématisation et à des modèles sophistiqués qu’elle est mal assurée dans ses
fondements. Ainsi Thurow, dans le
chapitre économétrie mentionne-t-il :
« lorsque nous examinons l'impact de l'éducation sur les revenus
individuels, quoi d'autre devrait être maintenu constant: le QI, l’effort de travail, les choix
professionnel, les antécédents familiaux
? La théorie économique ne le dit pas.
Pourtant, le processus dépend fortement de ce qu’’on fait si facilement
rentrer dans « toutes choses égales par ailleurs…. » . En fait, pour
Thurow, l’économie mathématique qu’on nous vend dans les prétendues bonnes
facultés à Toulouse, par exemple) est « vague, ambiguë, incomplète et
incapable de fournir une base pour la construction de modèles économétriques » ;
et surtout, elle ne peut être utilisée comme source fiable de connaissance pour
guider la décision politique..
The Zero-Sum Solution:
Building a world-class American economy (1985) :
Thurow répond ici aux critiques de son Zero
sum society, particulièrement ceux qui lui reprochaient d’énoncer des
problèmes mais de ne pas proposer de solution. Il s’affirme comme un
neo-keynesien : Pour lui, la révolution keynésienne signifie qu’il n’est
pas nécessaire de tolérer des récessions prolongées », mais que « les
vieux remèdes keynésiens doivent être
combinés avec autre chose pour permettre de diriger une économie sans inflation
et de plein emploi ». Quant à la
politique d’économie de l’offre, elle lui a apparait tout simplement
stupide. Thurow considère qu’il existe
une réelle crise économique due à un manque d’accroissement de la productivité
(une thèse qui reprend aujourd’hui de la vigueur avec ceux qui soutiennent que
nous allons vers une « stagnation séculaire » pour cette même
raison : pas de révolution industrielle qui entraîne une explosion de la
productivité, comme la vapeur ou l’électricité). L’Etat a à jouer un rôle
important par une fiscalité favorable sur les salaires, une politique
industrielle favorisant les secteur en pointe et ne soutenant pas les secteurs
en régression, et surtout l’ accès pour tous à une éducation de qualité.
The Future of
Capitalism: How today's economic forces shape tomorrow's world (1996)
Le monde connaît trois révolutions
simultanées : nouvelles technologies de production et troisième révolution
industrielle, nouvelles technologies de la communication qui rendent possible une
économie mondialisée, et mouvement mondial vers le capitalisme.
Une nouvelle économie s’impose, qui est une économie de la connaissance,
largement immatérielle : « les vieilles fondations de la richesse
sont détruites ; l’homme le plus riche du monde, Bill Gates, ne possède rien
de tangible : ni terre, ni or, ni pétrole, ni usines. Pour la première fois dans l’histoire, l’homme le plus riche du monde
ne possède que de la connaissance ».
Le mouvement de mondialisation est irréversible, et aucune entreprise ne
survivra si elle n’y prend part. Pour réussir dans l'économie mondiale, les
nations, comme les entreprises, ont besoin d'une stratégie technologique. Les
Etats ont un rôle à jouer dans la définition de cette stratégie : «
les décisions d’investissement majeurs sont devenues trop importantes pour être
laissées au secteur privé »« Cependant, Thurow identifie des menaces sérieuses pouvant conduire à un
effondrement du système : effondrement du dollar, absence de garanties
internationales sur les droits de propriété intellectuelle, nécessaire pour stimuler le développement technologique
et manque de médicaments vitaux nécessaires au développement des pays plus
pauvres.
Un autre problème majeur est que le capitalisme ( la « théologie du
capitalisme ») écrit Thurow ne se préoccupe nullement du futur, ni même ne
se donne la peine de tenter d’en avoir une vue claire. Qui va s’occuper de l’éducation, des infrastructures, de la
protection de l’environnement ? Dans les quarante dernières années, les
investissements publics américains dans les technologies de l’information,
l’Espace, le développement des études supérieures scientifiques etc ;
étaient guidés ou motivés par des considérations de sécurité nationale ;
sans ennemi ( le communisme s’est effondré, sans compétition nationale, que
va-t-il se passer ? Pour suppléer à l’individualisme court-termiste, les sociétés occidentales ont besoin
d’un »communalisme » à long terme – là encore, Thurow était en avance
sur les réflexions actuelles sur les « bien communs ».)
Et cette flèche, encore contre la prétention à la scientificité de certains
économistes : « Les
économistes sont toujours en train de recommander l’élimination de telle ou
telle imperfection de marché ; je n’ai jamais entendu un astrophysicien
recommander l’élimination d’une planète qu’il n’aime pas ! »
Building Wealth:
The new rules (1999):
Règle n°1 : on ne s’enrichit plus en économisant de l’argent.
L’enrichissement réel n’a que deux sources : l’accroissement de la
productivité du travail ou de celle du capital. Si l’on sacrifie la
consommation pour épargner et investir, ce sacrifice doit être soustrait de la
création nette de richesse. Aucune
richesse réelle n’est créée lorsqu’on diminue simplement la consommation pour
investir ; elle ne peut provenir que de l’accroissement de la productivité
du capital.
Règle n°2 : Il faut parfois que les entreprises qui réussissent se
cannibalisent elles-mêmes ; ainsi IBM a quasiment disparu face à Intel ou
Microsoft parce qu’il n’a pas su se
détruire pour renaître.
Règle n°3 : Les changements sociologiques permettent de gagner de
l’argent, mais ce sont des transferts de richesses sans réelle création. Par
exemple, Starbuck a persuadé beaucoup de gens de remplacer leur café à prix
modéré pris au zinc du coin par un café plus cher chez Starbuck ; c’est
beaucoup d’argent pour les propriétaires de Starbuck, pas une création de
richesse pour la société. La seule vraie création de richesse, c’est
l’accroissement de la productivité.
Règle n°4 : il est beaucoup plus difficile de faire fonctionner le
capitalisme dans un environnement déflationniste que dans un environnement
inflationniste. Or une déflation systématique n’est pas certaine, mais
hautement probable : la
mondialisation pousse les prix et les salaires à la baisse, les grandes
indsuries pressurent leur fournisseurs en exigeant ,année après année, des prix
plus bas etc. Surtout l’endettement devient beaucoup plus cher et plus
risqué ; et lorsque la réduction de la dette devient la préoccupation n°1,
plus personne n ‘investit dans le futur.
Règle n° 5 : il n’y pas de substituts institutionnels possibles aux
entrepreneurs. La création de richesse est nécessairement un processus de
destruction créatrice schumpetérien. Les sociétés doivent s’organiser pour
favoriser la naissance de nouvelles entreprises, de nouveaux entrepreneurs, s’organiser pour que ce processus
schumpétérien soit possible…ce qui est l’exact contraire d’un laissez-faire qui
conduirait au chaos. La sociologie domine la technique : l’Europe a un
niveau scientifique, un niveau de formation global au moins aussi bon que les
USA, mais n’a créé aucune des grandes industries du XXIéme siècle. Les
entrepreneurs européens qui devraient exister n’existent pas parce que la
société européenne n’est pas organisée pour les faire surgie, le demande
sociale pour l’innovation est trop faible. La Grèce antique connaissait déjà la
vapeur utilisée pour animer des
jouets ; il a fallu attendre le XXVIIIème siècle pour que la révolution
énergétique de la vapeur se fasse.
Règle n°6 : Aucune société qui place l’ordre au-dessus de tout ne
pourra être créative, mais sans un certain degré d’ordre, la créativité
disparait. Ainsi la Russie impériale
était-elle trop désorganisée et a-telle décroché de l’Occident, tandis que la
Russie communiste, trop ordonnée n’a pas mieux réussi. Ordre et progrès
résumait déjà Auguste Comte, ce qui suppose que la société soit un minium
organisée pour permettre suffisamment de créativité
Règle n°7 : Pour réussir, une économie de la connaissance nécessite
des investissements publics importants dans l’éducation, les infrastructures,
la recherche et le développement. L’action des gouvernements est nécessaire et
doit se concentrer sur la recherche
fondamentale ; c’est là où le privé investit peu, mais c’est aussi là que
se produisent les innovations de rupture. C’est pourquoi, expliquait Thurow,
les biotechnologies doivent bénéficier de l’aide des gouvernements. Aux US,
elles ont bénéficié d’aides gouvernementales importantes et se sont
développées ; en Europe, elles n’ont pas bénéficié d’une telle aide, et ne
se sont pas développées ( NB ; en fait, c’est encore pire, en Europe, leur
développement a été entravé !).
Règle n° 8 : Dans une économie de la connaissance, le grand problème,
pour les individus, est de construire une carrière dans un environnement où il
n’y a plus de carrières.
Les diplômés d’aujourd’hui reçoivent le message suivant : « vous
n’aurez pas une progression de carrière dans une seule compagnie. Il vous
faudra apprendre à être le responsable de votre carrière et à la gérer ».
Ce message n’est pas sans conséquences, d’autant que la stratégie de bâtir une
carrière en changeant d’industrie… devient difficile après quarante-cinq ans,
et quasiment impossible après cinquante ans. Il ne fait donc pas s’étonner de
l’apparition d’un chômage important croissant avec l’âge et de pertes de
revenus – bref l’inverse de ce qu’était une carrière ! Les gouvernements
peuvent rendre le licenciement des salariés plus difficiles ne fonction de
l’âge, mais cela ne peut fonctionner que dans des industries importantes. Et Thurow vante la politique française qui
incite les employeurs à investir dans la formation de leurs salariés par une
taxe sur les salaires. ( ça, c’est vu de loin !)
La théorie économique classique sous-estime le besoin de sécurité
économique. Lorsque qu’on demande aux salariés ce qui est le plus important
pour eux, la sécurité économique vient largement avant la maximisation du
salaire. Ce n’est pas la réponse attendue de
la part de l’Homo economicus
des économistes classiques. Mais dans la réalité, les êtres humains aiment
sentir sous eux un plancher économique solide.
Thurow prévient qu’avec le développement de l’insécurité économique, la
motivation des employés trique de fléchir quelque peu. Il insiste par ailleurs
sur le fait que la diminution des salaires de la classe moyenne et le
développement des inégalités créent de réels défis, économiques et plus encore
politiques : il devient vraiment difficile de parler d’égalité politique
quand les inégalités économiques s’accroissent à ce point. Thurow était un
précurseur des débats sur la flexisécurité.
Pour Thurow, les gagnants seront les nations qui investissent lourdement
dans les infrastructures, dans l’éducation, dans la recherche et le
développement. Pour les individus, il n’y a qu’un seul mot d’ordre : la
compétence. Et il prévient que dans le monde où nous vivons, « ceux qui
ont des compétences du niveau du tiers monde recevront un salaire du
tiers-monde ».
La suite de cette présentation du non-traduit Thurow dans un prochain
billet.
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