L’Association des Journalistes Economiques Français a consacré un cycle
de conférences aux transformations de l’emploi. Parmi les sujets traités, « Le
choc des nouvelles technologies et de la robotisation : quels emplois seront
créés demain et lesquels vont disparaître? », avec Augustin Landier, Toulouse
School of Economics, et Olivier Passet,
directeur des synthèses chez Xerfi et « La fin du travail salarié est-elle pour
bientôt ? Autoentrepreneurs, coworking, etc. : les nouvelles formes de travail
», avec Monique Dagnaud, sociologue, et Philippe Askenazy, directeur de
recherche CNRS-Ecole d’Economie de Paris.
Le travail pseudo-indépendant : une vision
ultra-libérale
Augustin Landier est un digne représentant de l’Ecole de Toulouse qui
finirait par nous faire croire qu’il n’y a pas d’autres alternatives que l’ultra
libéralisme, et que ça tombe bien parce que les plus pauvres en profiteront en
priorité. Conséquent, M. Landier soutient la loi El Khomri et a travaillé pour
la société Uber, passée maître en stratégie d’influence, qui lui a commandé un
rapport d’où il ressort qu’Uber serait une chance pour les jeunes des banlieues minées par le chômage, et que ces
chauffeurs sont bien payés (3600 euros par mois ??, chiffre contesté
valable uniquement pour ceux qui sont à
leur compte), jeunes et plus diplômés
que les chauffeurs de taxis, et que, contrairement aux US, pour la majorité d’entre
eux il s’agit de leur seul emploi et non d’un emploi de complément, et que par
conséquent, toute règlementation augmenterait le chômage. CQFD… pour plaire au
commanditaire de l’enquête. M. Landier prévoit une extension considérable de l’uberisation
qui va toucher progressivement une grande partie des fonctions des entreprises,
telles la comptabilité, des fonctions RH, diverses expertises pointues. Ce seront
beaucoup d’emploi qualifiés, voir très qualifiés qui seront bientôt menacés par
l’uberisation et M. landier prévient : cette destruction créatrice, processus
shumpeterien auquel il est attaché aboutira bien à remplacer des emplois salariés
bien payés par d’autres plus précaires et moins bien payés. Il a cité avec me
semble-t-il quelque délectation les polytechniciens de cinquante qui peuplent
les état-majors des grandes entreprises et dont celles-ci pourraient se passer
grâce l’uberisation.
Eloge du salariat
A cette
description idyllique de l’uberisation, Olivier Passet objecte que les employés
d’Uber renoncent non seulement à leurs droits de salariés pour une liberté bien
aléatoire (Uber sélectionne ceux qui travaillent le plus, impose
unilatéralement des baisses de tarifs) mais prêtent à Uber du capital (leur
voiture, son entretien…). Surtout, les sociétés comme Uber profitent en « passagers
clandestins », en parasites d’un certain nombre d’externalités (protection
sociale, formation, infrastructures etc.) qu’elles ne financent pas ; ce
système n’est pas viable, il ne s’entretient pas, il aboutit à la destruction
des entreprises. Une entreprise est autre chose qu’un amoncellement de
relations internes clients fournisseurs, mais un système complet de collaboration.
L’uberisation aboutit à la mort des entreprises. Reprenant l’exemple des
polytechniciens de cinquante ans, M.
Passet souligne à quel point l’expérience, les réseaux, les compétences, les
connaissances, les habitudes acquises dans les grandes entreprises ont pu profiter
à des « jeunes pousses » qui auraient bien été en peine de les acquérir
dans un monde uberisé.
M. Passet s’est
d’ailleurs lancé dans un éloge du salariat dans un texte très intéressante http://www.uberisation.org/fr/portfolio/les-4-formes-de-la-fuite-salariale-lub%C3%A9risation-en-t%C3%AAte
dont voici un extrait : « La généralisation du
salariat a fait notamment reculer tout le travail à façon ou à la tâche,
permettant d’adosser des droits à des formes archaïques de relation de travail,
sous rémunérées, sous organisées et sous assurées. Il a permis aussi de faire
reculer le poids des emplois non rémunérés, dans les exploitations agricoles ou
dans le commerce notamment, beaucoup de femmes assurant alors des tâches
essentielles sans statut particulier et sans droit à la retraite. Il a enfin
permis de monétiser une partie des tâches domestiques, en les externalisant. Un
des principaux ressorts de la croissance d’après-guerre est précisément d’avoir
fait sortir tout un pan du travail de la zone noire ou grise du gré à gré
informel, de l’avoir inséré dans le circuit économique, élargissant
considérablement la base des débouchés. ».
L’horizon
ultra-libéral – l’ égalité dans la précarité
En écoutant
M. Landier, on se dit que ces économistes qui n’ont jamais travaillé dans une
entreprise ignorent comment elle
fonctionne, et que le seul avenir qu’ils proposent c’est plus d’égalité, oui,
mais une égalité dans la précarité et la
déqualification, bref l’inverse de ce qu’il faut faire, une société de la
connaissance et une industrie de haut de gamme. II a cependant rappelé une
donnée intéressante : le chômage parmi les jeunes est réparti très
inégalitairement et frappe peu les diplômés et très massivement les non-diplômés ;
et ceux-là ne sont pas non plus employés, ni employables par des sociétés comme
Uber. L’Uberisation n’est pas une solution au chômage ; celui-ci provient
bien davantage de l’échec du système éducatif français et de l’apprentissage. En passant,
les chiffres du chômage des jeunes font l’objet de manipulations récurrentes
pour culpabiliser les salariés et les amener à consentir aux sacrifices qu’on
veut leur imposer, « pour les jeunes » ; en effet, il ne tient
compte que des jeunes qui ne poursuivent pas d’études, donc des non-diplômés.
Autre
remarque : nouvelles technologies, informatique, robotisation… Il y a
vingt ans, la première réaction aurait été : « super, on va pouvoir
réduire le temps de travail ». Aujourd’hui, c’est « au secours, mon
emploi est menacé ». Comme dirait Houellebecq, quelque chose a mal tourné !
On aimerait savoir quoi, et cela n’a pas été discuté : explosion des
inégalités, confiscation des gains de productivité par une petite minorité,
financiarisation de l’économie au détriment des entreprises ?
Réalités et mythes des emplois pseudo-indépendants
Philippe
Askenazy a contesté l’augmentation des emplois non salariés type Uber, en
notant qu’on n’observait pas une telle montée aux USA, où l’économie est repartie
et le chômage quasiment réduit à un niveau minimum. Pour lui, le développement
de ce type d’emploi prétendument indépendants est lié à la crise et au chômage
important dans certains pays européens, dont la France, et non à une véritable
mutation ou appétence. Il souligne également que les contrats de travail et la
manière dont ils sont qualifiés dépendent de la législation de chaque pays et
particulièrement de la notion de subordination, liée au contrat de travail ;
dans certains pays, la subordination réelle (un seul donneur d’ordre, pas de
possibilité réelle de s’organiser et de refuser des contrats…) des contrats
type Uber fait qu’il sont considérés comme des emplois salariés, dans d’autres
non. Le nombre de contrats type Uber dépend donc d’un biais législatif
important. Il rappelle également que ces emplois pseudo indépendants répondent aussi
à une demande d’un certain patronat, à une certaine idéologie qui verrait bien
l’abolition du patronat ; en l’absence de patrons, pas de responsabilités
patronales (seulement des redevances) et en l’absence de salariés, pas de
revendications salariales. L’évaporation du patronat, un vrai rêve ultra –libéral ? ?
Par ailleurs, l’attrition
de la base salariale réduit la capacité correctrice de la fiscalité et de la
protection sociale, les plaçant dans une impasse financière. Les emplois uber
ne contribuent pas à la sécurité sociale, ils la tuent ; ils ne
contribuent pas justement à la fiscalité et profitent pourtant des
infrastructures et de l’organisation même de la société. Ces formes de travail pseudo-indépendantes ou
collaboratives créent d’importantes fuites dans le circuit économique, et une
grande opacité dans le repérage de la création de valeur (Olivier Passet). La pérennité
de notre système d’assurances sociales, maladies, chômage etc. se trouvent
fortement menacée, et souligne, Philippe Askenazy, il ne faut pas s’étonner que
le lobby des assurances privées pousse très fortement au développement de ces
emplois faussement indépendants et défend un cadre législatif et fiscal qui
leur est mutuellement favorables.
Monique Dagnaud,
sociologue
et Membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel de 1991 à 1999, spécialiste de
la teuf, a mené une enquête d’où
ressortait l’immense bonheur de ces jeunes souvent très diplômés de créer leur propre
emploi non salariés, patron de leur propres start-ups (éventuellement plusieurs)
et multi-consultants dans diverses structures. C’est à se demander si elle n’a pas
abusé de certaines substances trop répandues dans les teufs et si elle n’a pas confondu
discours d’autojustification ou de réassurance avec la réalité ; car enfin il me semble que pour beaucoup il s’agit
d’un pis aller et qu’ils auraient préféré un recrutement dans les services de
recherche d’une grande entreprise, qui leur aurait permis de s’épanouir dans
leur activité au lieu de rechercher éperdument des financements, et qui aurait
également mieux profité au développement d’une société de la connaissance, dont
on parle beaucoup, et qui s’éloigne de plus en plus.
Qu’est-ce
qu’une entreprise ?
Il est aussi assez
étrange qu’une sociologue ne se pose pas davantage la question de la caractérisation
d’une entreprise. Remontant au fondateur de la discipline, Auguste Comte, on
pourrait s’étonner de ces sociologues qui « exagèrent beaucoup l’importance
de l’individu et traitent avec moquerie les êtres collectifs comme représentant
rien de réel ». D’un point de vue positiviste, on pourrait caractériser
une entreprise comme un être collectif dont le but est de réaliser la meilleure,
la plus efficace conciliation possible entre deux tendances toujours
croissantes et complémentaires du travail, la spécialisation des fonctions et
la coordination des efforts ; de favoriser une coopération étendue des
individus. Alors se pose la question : le travail pseudo-indépendant à la
uber peut-il accomplir ces fonctions mieux que l’entreprise et le salariat ?
Je ne crois pas.
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