Les
Jacobins après Thermidor- la foi a péri. Comment les Jacobins tentent de se maintenir au pouvoir (Fructidor, non repris
ici) ; La société civile est dissoute ; Vers le
pouvoir militaire : la discipline des cœurs ; la caserne philosophique de
Napoléon
Les Jacobins
après Thermidor : la foi a péri
Pourtant,
eux aussi, les souverains repus, ils ont leur souci, un souci grave, et on
vient de voir lequel : il s’agit pour eux de rester en place, afin de rester en
vie, et désormais il ne s’agit pour eux que de cela. – Jusqu’au 9 Thermidor, un bon Jacobin pouvait, en se bouchant les yeux,
croire à son dogme , après le 9
Thermidor, à moins d’être un aveugle-né, comme Soubrany, Romme et Goujon, un
fanatique dont les organes intellectuels sont aussi raidis que les membres d’un
fakir, personne, dans la Convention, ne
peut plus croire au Contrat social, au socialisme égalitaire et autoritaire,
aux mérites de la Terreur, au droit divin des purs. Car il a fallu, pour
échapper à la guillotine des purs, guillotiner les plus purs, Saint-Just,
Couthon et Robespierre, le grand prêtre de la secte : ce jour-là, les
Montagnards, en lâchant leur docteur, ont lâché leur principe, et il n’y a plus
de principe ni d’homme auquel la Convention puisse se raccrocher ; en effet,
avant de guillotiner Robespierre et consorts comme orthodoxes, elle a
guillotiné les Girondins, Hébert et Danton, comme hérétiques. Maintenant «
l’existence des idoles populaires et des charlatans en chef est irrévocablement
finie ».
Dans le temple ensanglanté, devant le
sanctuaire vide, on récite toujours le symbole convenu et l’on chante à pleine
voix l’antienne accoutumée ; mais la foi a péri, et, pour psalmodier l’office
révolutionnaire, il ne reste que les acolytes, d’anciens thuriféraires et
porte-queues, des bouchers subalternes qui, par un coup de main, sont devenus
pontifes, bref des valets d’église qui ont pris la crosse et la mitre de leurs
maîtres, après les avoir assassinés.
De
mois en mois, sous la pression de l’opinion publique, ils se détachent du culte
qu’ils ont desservi ; en effet, si faussée et si paralysée que soit leur
conscience, ils ne peuvent pas ne pas s’avouer que le jacobinisme, tel qu’ils
l’ont pratiqué, était la religion du vol et du meurtre. Avant Thermidor, une
phraséologie officielle couvrait de son ronflement doctrinal le cri de la vérité vivante, et chaque
sacristain ou bedeau conventionnel, enfermé dans sa chapelle, ne se
représentait nettement que les sacrifices humains auxquels, de ses propres
mains, il avait pris part. Après
Thermidor, les proches et les amis des morts, les innombrables opprimés,
parlent, et il est forcé de voir l’ensemble et le détail de tous les crimes
auxquels, de près ou de loin, il a collaboré par son assentiment et par ses
votes : tel, à Mexico, un desservant de Huichilobos promené parmi les six cent
mille crânes entassés dans les caves de son temple. – Coup sur coup, pendant
toute la durée de l’an III, par la liberté de la presse et par les grands
débats publics, la vérité éclate. C’est d’abord l’histoire lamentable des cent
trente-deux Nantais traînés à pied de Nantes à Paris, et les détails de leur
voyage mortuaire ; on applaudit avec
transport à l’acquittement des quatre-vingt-quatorze qui ont survécu. Ce sont ensuite les procès des plus
notables exterminateurs , le procès
de Carrier et du Comité révolutionnaire de Nantes, le procès de
Fouquier-Tinville et du Tribunal révolutionnaire de Paris, le procès de Joseph
Lebon : pendant trente ou quarante séances consécutives, des centaines de
dépositions circonstanciées et vérifiées aboutissent à la preuve faite et
parfaite. – Cependant, à la tribune de la Convention, les révélations se
multiplient : ce sont les lettres des nouveaux représentants en mission et les
dénonciations des villes contre leurs tyrans déchus, contre Maignet,
Dartigoeyte, Piochefer Bernard, Levasseur, Crassous, Javogues, Lequinio,
Lefiot, Piorry, Pinet, Monestier, Fouché, Laplanche, Le Carpentier et tant
d’autres ; ce sont les rapports des commissions chargées d’examiner la conduite
des anciens dictateurs, Collot d’Herbois, Billaud-Varennes, Barère, Amar,
Voulland, Vadier et David ; ce sont les rapports des représentants chargés
d’une enquête sur quelque partie du régime aboli, celui de Grégoire sur le
vandalisme révolutionnaire, celui de Cambon sur les taxes révolutionnaires, celui
de Courtois sur les papiers de Robespierre. – Toutes ces lumières se rejoignent
en une clarté terrible et qui s’impose même aux yeux qui s’en détournent : il
est trop manifeste à présent que, pendant quatorze mois, la France a été
saccagée par une bande de malfaiteurs ;
tout ce qu’on peut dire pour excuser les moins pervers et les moins vils, c’est
qu’ils étaient nés stupides ou qu’ils étaient devenus fous.
– A cette évidence croissante, la majorité de
la Convention ne peut se soustraire, et les Montagnards lui font horreur ;
d’autant plus qu’elle a des rancunes : les soixante-treize détenus et les seize
proscrits qui ont repris leurs sièges, les quatre cents muets qui ont si
longtemps siégé sous le couteau, se souviennent de l’oppression qu’ils ont subie,
et ils se redressent, d’abord contre les scélérats les plus souillés, ensuite
contre les membres des anciens comités. – Là-dessus, selon sa coutume, la
Montagne, dans les émeutes de germinal et de prairial an III, lance ou soutient
sa clientèle ordinaire, la populace affamée, la canaille jacobine, et proclame
la restauration de la Terreur ; de nouveau, la Convention se sent sous la
hache. — Sauvée par les jeunes gens et par la garde nationale, elle prend enfin
courage à force de peur, et à son tour elle terrorise les terroristes : le faubourg Saint-Antoine est désarmé, dix
mille Jacobins sont arrêtés, plus de soixante Montagnards sont décrétés
d’accusation ; on décide que Collot d’Herbois, Barère, Billaud-Varennes et
Vadier seront déportés ; neuf autres membres des anciens comités sont mis
en prison ; les derniers des vrais fanatiques, Romme, Goujon, Soubrany,
Duquesnoy, Bourbotte et Du Roy, sont condamnés à mort ; aussitôt après la
sentence, dans l’escalier du tribunal, cinq d’entre eux se poignardent ; deux
blessés qui survivent sont portés à l’échafaud et guillotinés avec le sixième ;
deux autres Montagnards de la même trempe, Ruhl et Maure, se tuent avant la
sentence . – Désormais la Convention
épurée se croit pure ; ses rigueurs finales ont expié ses lâchetés anciennes,
et, dans le sang coupable qu’elle verse, elle se lave du sang innocent qu’elle
a versé.
Par
malheur, en condamnant les Terroristes, c’est elle-même qu’elle condamne, car
elle a autorisé et sanctionné tous leurs crimes. Sur ses bancs et dans ses
comités, parfois au fauteuil de la présidence et à la tête de la coterie
dirigeante, figurent encore plusieurs membres du gouvernement révolutionnaire,
nombre de francs Terroristes comme Bourdon de l’Oise, Delmas, Bentabole et
Reubell ; des présidents de la Commune de septembre comme Marie-Joseph Chénier
; des exécutants du 31 mai comme Legendre ; l’auteur du décret qui a fait en
France six cent mille suspects, Merlin de Douai ; des bourreaux de la province,
et les plus brutaux, les plus féroces, les plus voleurs, les plus cyniques,
André Dumont, Fréron, Tallien, Barras. Eux-mêmes les quatre cents muets « du
ventre » ont été, sous Robespierre, les rapporteurs, les votants, les
claqueurs, les agents des pires décrets contre la religion, la propriété et les
personnes. Tous les fondements de la
Terreur ont été posés par les soixante-treize reclus avant leur réclusion et
par les seize proscrits avant leur proscription…
La société civile est
dissoute
Si
la République jacobine meurt, ce n’est pas seulement parce qu’elle est
décrépite et qu’on la tue, c’est encore parce
qu’elle n’est pas née viable : dès son origine, il y avait en elle un
principe de dissolution, un poison intime et mortel, non seulement pour autrui,
mais pour elle-même. – Ce qui maintient une société politique, c’est le respect
de ses membres les uns pour les autres, en particulier le respect des gouvernés
pour les gouvernants et des gouvernants pour les gouvernés, par suite, des
habitudes de confiance mutuelle ; chez
les gouvernés, la certitude fondée que les gouvernants n’attaqueront pas les
droits privés ; chez les gouvernants, la certitude fondée que les gouvernés
n’assailliront pas les pouvoirs publics ; chez les uns et chez les autres,
la reconnaissance intérieure que ces droits, plus ou moins larges ou
restreints, sont inviolables, que ces pouvoirs, plus ou moins amples ou
limités, sont légitimes ; enfin, la persuasion qu’en cas de conflit le procès
sera conduit selon les formes admises par la loi ou par l’usage, que, pendant
les débats, le plus fort n’abusera pas de sa force, et que, les débats clos, le
gagnant n’écrasera pas tout à fait le perdant. À cette condition seulement, il
peut y avoir concorde entre les gouvernants et les gouvernés, concours de tous
à l’œuvre commune, paix intérieure, partant stabilité, sécurité, bien-être et
force. Sans cette disposition intime et persistante des esprits et des cœurs,
le lien manque entre les hommes. Elle constitue le sentiment social par
excellence ; on peut dire qu’elle est l’âme dont l’État est le corps.
Or,
dans l’État jacobin, cette âme a péri ; elle a péri, non par un accident
imprévu, mais par un effet forcé du système, par une conséquence pratique de la
théorie spéculative qui, érigeant chaque homme en souverain absolu, met chaque
homme en guerre avec tous les autres, et qui, sous prétexte de régénérer
l’espèce humaine, déchaîne, autorise et consacre les pires instincts de la
nature humaine, tous les appétits refoulés de licence, d’arbitraire et de
domination.
–
Au nom du peuple idéal qu’ils déclarent souverain
et qui n’existe pas, les Jacobins ont usurpé violemment tous les pouvoirs
publics, aboli brutalement tous les droits privés, traité le peuple réel et
vivant comme une bête de somme, bien pis, comme un automate, appliqué à leur
automate humain les plus dures contraintes, pour le maintenir mécaniquement
dans la posture antinormale et raide que, d’après les principes, ils lui
infligeaient. Dès lors, entre eux et la nation, tout lien a été brisé ; la
dépouiller, la saigner et l’affamer, la reconquérir quand elle leur échappait,
l’enchaîner et la bâillonner à plusieurs reprises, ils l’ont bien pu ; mais la
réconcilier à leur gouvernement, jamais. – Entre eux, et pour la même raison,
par une autre conséquence de la même théorie, par un autre effet des mêmes
appétits, nul lien n’a pu tenir. Dans l’intérieur du parti, chaque faction,
s’étant forgé son peuple idéal selon sa logique et selon ses besoins, a
revendiqué pour soi, avec les privilèges de l’orthodoxie, le monopole de la
souveraineté ; pour s’assurer les
bénéfices de l’omnipotence, elle a combattu ses rivales par des élections
contraintes, faussées ou cassées, par des complots et des trahisons, par des
guet-apens et des coups de force, avec les piques de la populace, avec les
baïonnettes des soldats ; ensuite elle a massacré, guillotiné, fusillé, déporté
les vaincus, comme traîtres, tyrans ou rebelles, et les survivants s’en
souviennent. Ils ont appris ce que durent leurs constitutions dites éternelles
; ils savent ce que valent leurs proclamations, leurs serments, leur respect du
droit, leur justice, leur humanité ; ils se connaissent pour ce qu’ils sont,
pour des frères Caïns , tous plus ou
moins avilis et dangereux, salis et dépravés par leur œuvre : entre de tels
hommes, la défiance est incurable. Faire des manifestes, des décrets, des
cabales, des révolutions, ils le peuvent encore, mais se mettre d’accord et se
subordonner de cœur à l’ascendant justifié, à l’autorité reconnue de
quelques-uns ou de quelqu’un d’entre eux, ils ne le peuvent plus. – Après dix
ans d’attentats réciproques, parmi les trois mille législateurs qui ont siégé
dans les assemblées souveraines, il n’en est pas un qui puisse compter sur la
déférence et sur la fidélité de cent Français. Le corps social est dissous ; pour ses millions d’atomes désagrégés, il
ne reste plus un seul noyau de cohésion spontanée et de coordination stable.
Impossible à la France civile de se reconstruire elle-même ; cela lui est aussi
impossible que de bâtir une Notre-Dame de Paris ou un Saint-Pierre de Rome avec
la boue des rues et la poussière des chemins.
Vers le pouvoir militaire :
la discipline des coeurs
Il en est autrement dans
la France militaire. – Là, les hommes se sont éprouvés les uns les autres, et
dévoués les uns aux autres, les subordonnés aux
chefs, les chefs aux subordonnés, et tous ensemble à une grande œuvre. Les
sentiments forts et sains qui lient les volontés humaines en un faisceau,
sympathie mutuelle, confiance, estime, admiration, surabondent, et la franche
camaraderie encore subsistante de l’inférieur et du supérieur , la familiarité libre et gaie, si chère aux
Français, resserrent le faisceau par un dernier nœud. Dans ce monde préservé
des souillures politiques et ennobli par l’habitude de l’abnégation , il y
a tout ce qui constitue une société organisée et viable, une hiérarchie, non
pas extérieure et plaquée, mais morale et intime, des titres incontestés, des
supériorités reconnues, une subordination acceptée, des droits et des devoirs
imprimés dans les consciences, bref ce qui a toujours manqué aux institutions
révolutionnaires, la discipline des cœurs. Donnez à ces hommes une
consigne, ils ne la discuteront pas ; pourvu qu’elle soit légale ou semble
l’être, ils l’exécuteront, non seulement contre des étrangers, mais contre des
Français ; c’est ainsi que déjà, le 13 Vendémiaire, ils ont mitraillé les
Parisiens, et, le 18 Fructidor, purgé le Corps législatif. Vienne un général
illustre : pourvu qu’il garde les formes, ils le suivront et recommenceront
l’épuration encore une fois. – Il en vient un qui, depuis trois ans, ne pense pas
à autre chose, mais qui cette fois ne veut faire l’opération qu’à son profit ;
c’est le plus illustre de tous, et justement le conducteur ou promoteur des
deux premières, celui-là même qui a fait, de sa personne, le 13 Vendémiaire,
et, par les mains de son lieutenant Augereau, le 18 Fructidor. — Qu’il
s’autorise d’un simulacre de décret, et se fasse nommer, par la minorité d’un
des Conseils, commandant général de la force armée : la force armée marchera
derrière lui. – Qu’il lance les proclamations ordinaires, qu’il appelle à lui «
ses camarades » pour sauver la République et faire évacuer la salle des
Cinq-Cents : ses grenadiers entreront, baïonnettes en avant, dans la salle, et
riront même en voyant les députés, costumés
comme à l’Opéra, sauter précipitamment par les fenêtres. — Qu’il ménage les
transitions, qu’il évite le nom malsonnant de dictateur, qu’il prenne un titre
modeste et pourtant classique, romain, révolutionnaire, qu’il soit simple
consul avec deux autres : les militaires, qui n’ont pas le loisir d’être des
publicistes et qui ne sont républicains que d’écorce, ne demanderont pas
davantage ; ils trouveront très bon pour le peuple français leur propre régime,
le régime autoritaire sans lequel il n’y a pas d’armée, le commandement absolu
aux mains d’un seul. — Qu’il réprime les Jacobins outrés, qu’il révoque leurs
récents décrets sur les otages et l’emprunt forcé, qu’il rende aux personnes,
aux propriétés, aux consciences la sûreté et la sécurité, qu’il remette
l’ordre, l’économie et l’efficacité dans les administrations, qu’il pourvoie
aux services publics, aux hôpitaux, aux routes, aux écoles : toute la France
civile acclamera son libérateur, son protecteur, son réparateur . — Selon ses propres paroles, le régime
qu’il apporte est « l’alliance de la philosophie et du sabre ». Par
philosophie, ce qu’on entend alors, c’est l’application des principes abstraits
à la politique, la construction logique de l’État d’après quelques notions
générales et simples, un plan social uniforme et rectiligne ; or, comme on l’a
vu , la théorie comporte deux de ces
plans, l’un anarchique, l’autre despotique. Naturellement, c’est le second que
le maître adopte, et c’est d’après ce plan qu’il bâtit, en homme pratique, à
sable et à chaux, un édifice solide, habitable, bien approprié à son objet. Toutes les masses du gros œuvre, code
civil, université, concordat, administration préfectorale et centralisée, tous
les détails de l’aménagement et de la distribution, concourent à un effet
d’ensemble, qui est l’omnipotence de l’État, l’omniprésence du gouvernement,
l’abolition de l’initiative locale et privée, la suppression de l’association
volontaire et libre, la dispersion graduelle des petits groupes spontanés,
l’interdiction préventive des longues œuvres héréditaires, l’extinction des
sentiments par lesquels l’individu vit au-delà de lui-même, dans le passé et
dans l’avenir. On n’a jamais fait une plus belle caserne, plus symétrique et
plus décorative d’aspect, plus satisfaisante pour la raison superficielle,
plus acceptable pour le bon sens vulgaire, plus commode pour l’égoïsme borné,
mieux tenue et plus propre, mieux arrangée pour discipliner les parties
moyennes et basses de la nature humaine, pour étioler ou gâter les parties
hautes de la nature humaine. – Dans cette
caserne philosophique, nous vivons depuis quatre-vingts ans.